Une société “boîte aux lettres” doit-elle payer une taxe pour les déchets?

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Le présent litige concerne une taxe de base communale en matière d’élimination des déchets, perçue sous la forme d’une taxe forfaitaire, due par les entreprises pour l’année 2017, telle que prévue par l’art. 12 let. B ch. 1 du Règlement communal. Avant d’examiner les griefs des recourants, il convient de rappeler les principes tirés du droit fédéral et de la jurisprudence en lien avec ce type de taxe.

 L’art. 2 de la loi fédérale du 7 octobre 1983 sur la protection de l’environnement (LPE; RS 814.01), intitulé “principe de causalité”, commande que celui qui est à l’origine d’une mesure prescrite par la loi en supporte les frais. Reprenant les termes de cette disposition, l’art. 32a LPE, qui constitue une disposition cadre posant uniquement des principes généraux sur le financement des installations de ramassage et d’élimination des déchets, dispose que les cantons veillent à ce que les coûts de l’élimination des déchets urbains, pour autant que celle-ci leur soit confiée, soient mis, par l’intermédiaire d’émoluments ou d’autres taxes, à la charge de ceux qui sont à l’origine de ces déchets. Les cantons – de même que les communes, lorsque la compétence en matière d’élimination des déchets leur a été déléguée – disposent ainsi d’une grande liberté dans la mise en œuvre des principes généraux relatifs au financement des installations de gestion des déchets, qu’ils doivent concrétiser dans leur législation . 

 Comme l’art. 32a LPE n’impose pas l’instauration d’une taxe qui soit strictement proportionnelle à la quantité de déchets, la jurisprudence a admis la possibilité de combiner une taxe liée à la quantité de déchets avec une taxe de base indépendante desdites quantités et n’ayant aucun effet incitatif (aussi nommée taxe de mise à disposition). Une telle taxe constitue la contribution incompressible qui rétribue les coûts d’infrastructures liés à la gestion des déchets qui doivent être maintenues indépendamment de leur utilisation effective. Sous cet angle, la jurisprudence a jugé que le fait de percevoir, auprès d’une entreprise gérant elle-même ses déchets et ne mettant ainsi pas à contribution le service public communal de gestion des déchets en raison de sa structure et de son organisation, une taxe de base indépendante de la quantité de déchets produits était conforme au droit fédéral et cantonal (cf. arrêt 2C_858/2014 du 17 février 2015 consid. 2.4 et les arrêts cités). 

 Les principes de l’art. 32a LPE ont, dans le canton de Vaud, été concrétisés par la loi cantonale du 5 septembre 2006 sur la gestion des déchets (LGD/VD; RS/VD 814.11). Conformément à l’art. 11 al. 1 LGD/VD, les communes adoptent un règlement sur la gestion des déchets, soumis à l’approbation du chef du département concerné. Se fondant sur cette disposition, le Conseil communal de R.________ a adopté, le 26 juin 2012, le Règlement communal, qui a été approuvé par le département compétent le 27 août 2012 et est entré en vigueur le 1er janvier 2013 (art. 105 al. 2 LTF). 

L’art. 12 let. B ch. 1 al. 2 du Règlement communal, sur lequel repose les décisions de taxation litigieuses, prévoit une taxe forfaitaire fixée “à 200 fr. au maximum par an (TVA comprise) par entreprise” résidant sur le territoire de la commune, étant précisé qu’aucune exception à l’assujettissement à ladite taxe de base n’est prévue.

Sur le fond, les recourants soutiennent que l’arrêt entrepris est contraire au principe de causalité (art. 2 et 32a LPE). Selon eux, la jurisprudence rendue dans l’arrêt 2C_858/2014 du 17 février 2015 devrait être comprise comme conditionnant la perception d’une taxe de base à la possibilité  objective de mettre à contribution le service public de traitement des déchets. A cet égard, ils affirment qu’en leur qualité de sociétés “boîte aux lettres”, il leur est par définition objectivement impossible de produire des déchets et, par conséquent, d’utiliser les infrastructures communales d’élimination de ceux-ci. Ils considèrent par ailleurs que c’est au lieu de leur administration effective, et pas à celui de leur siège social, qu’ils auraient, le cas échéant, dû être assujettis à la taxe de base litigieuse. 

Sous cet angle, les intéressés sont d’avis que l’arrêt 2C_858/2014 précité devrait être précisé en ce qui concerne les sociétés “boîte aux lettres”, qui devraient être exemptées de la taxe de base. Ils se prévalent à cet égard d’un arrêt du Tribunal administratif du canton de Soleure du 1er mai 2017 (cause VWBES.2006.372) et d’un avis de doctrine y relatif (ALAIN GRIFFEL/HERIBERT RAUSCH, Kommentar zum Umweltschutzgesetz, Ergänzungsband zur 2. Aufl., n°13 ad art. 32a LPE), ainsi que d’un arrêt 2C_415/2009 du 22 avril 2010 du Tribunal fédéral.

C’est en vain que les recourants se référent à l’arrêt soleurois du 1er mai 2017, qui abordait la question de l’assujettissement à la taxe de base des sociétés “boîte aux lettres” et parvenait à la conclusion que seule l’entité qui hébergeait celles-ci devait s’en acquitter, et non pas les sociétés “boîte aux lettres” elles-mêmes. Non seulement cet arrêt ne constate à aucun moment que lesdites sociétés seraient, par définition, dans l’impossibilité objective de produire des déchets, mais l’examen de l’assujettissement de telles sociétés à la taxe de base n’a de plus été effectué qu’à l’aune des dispositions de la réglementation communale en cause, qui conditionnaient expressément la perception de la taxe de base à l’utilisation des services publics de collecte. Or, la situation qui prévaut dans le présent cas d’espèce est toute différente, puisque le Règlement communal de R.________ institue une taxe forfaitaire de base pour toutes les entreprises de la commune, indépendamment de l’utilisation effective des infrastructures d’élimination des déchets. 

On ne saurait dès lors reprocher au Tribunal cantonal d’avoir considéré que les recourants ne pouvaient rien déduire, en leur faveur, dudit arrêt soleurois. Il en va de même s’agissant de l’avis de doctrine dont se prévalent les intéressés, selon lequel les sociétés “boîte aux lettres” ne devraient pas être assujetties à la taxe de base, dans la mesure où celui-ci se fonde entièrement sur l’arrêt soleurois qui, comme on l’a vu, n’est pas pertinent en l’espèce, dès lors qu’il applique un règlement subordonnant la taxe à l’utilisation des services publics de collecte, contrairement au Règlement communal litigieux.

 C’est également en vain que les recourants se prévalent d’une application par analogie de l’arrêt 2C_415/2009 du 22 avril 2010, où le Tribunal fédéral avait considéré que l’obligation, prévue par le règlement communal en cause, pour tous les propriétaires d’immeubles de s’acquitter de la taxe de base, devrait s’éteindre pour le cas où l’utilisation des infrastructures d’élimination des déchets serait exclue à tout le moins dans un avenir prévisible, notamment en cas de logements destinés à demeurer durablement vacants ou voués à une démolition imminente.

D’une part, force est de constater que les intéressés se limitent à contester, par la seule affirmation de son contraire, la possibilité objective pour eux de produire un quelconque déchet au lieu de leur siège, y compris à l’avenir, s’appuyant pour le surplus sur une preuve irrecevable pour démontrer que leur courrier serait, grâce aux prestations de la Poste Suisse SA, automatiquement réacheminé au lieu de leur activité effective, respectivement à “une autre adresse” (cf. mémoire de recours, p. 11).

D’autre part, on ne saurait déduire de l’arrêt 2C_415/2009 précité que les sociétés “boîte aux lettres” ne devraient pas être soumises à la taxe forfaitaire de base. Il convient en effet d’admettre que de telles sociétés ont objectivement la possibilité d’exercer une activité sur le lieu de leur siège, et ce indépendamment de l’exercice d’une activité entrepreneuriale dans un autre lieu. C’est ainsi sans arbitraire que le Tribunal cantonal pouvait considérer que, même dans sa structure la plus simple, des déplacements au siège de la société étaient susceptibles d’intervenir, notamment pour relever le courrier. On relèvera au demeurant que les sociétés anonymes, forme sous laquelle sont constitués la majorité des recourants, sont légalement tenues d’établir chaque année un rapport de gestion (art. 958 al. 2 CO; obligation qui perdure également en cas de renonciation au contrôle restreint) et de mettre celui-ci à la disposition des actionnaires au siège de la société (art. 696 al. 1 CO), lieu où se déroule en principe également l’assemblée générale. Une impossibilité objective et durable de mettre à contribution les infrastructures publiques de gestion de déchets du lieu du siège apparaît ainsi douteuse.

On soulignera au demeurant que les considérations émises par le Tribunal fédéral dans l’arrêt 2C_415/2009 précité, et sur lesquelles s’appuie l’argumentation des recourants, revêtent le caractère d’un obiter dictum et n’ont jamais été confirmées par la jurisprudence constante rendue ultérieurement par la Cour de céans. Cette jurisprudence ultérieure a du reste précisé l’arrêt 2C_415/2009 en soulignant que la taxe de base était destinée à couvrir des coûts fixes survenant indépendamment de toute utilisation effective des infrastructures de traitement de déchets, de sorte qu’un certain schématisme dans sa détermination était ainsi de mise (cf. ATF 138 II 111 consid. 5.3.4 p. 126; 137 I 257 consid. 6.1 p. 268; arrêts 2C_56/2020 du 2 juillet 2020 consid. 4.2; 2C_1034/2017 du 16 mai 2019 consid. 4.2.2 et les arrêts cités).

 Pour le reste, en tant que les recourants estiment que la perception de la taxe litigieuse aurait dû s’effectuer au lieu de leur administration effective, ils oublient manifestement qu’un tel critère n’est pas prévu dans le Règlement communal. Dans la mesure où la commune intimée bénéficie d’une grande liberté dans l’aménagement des taxes relatives au financement des installations de ramassage et d’élimination des déchets et qu’un certain schématisme en la matière n’est pas contraire au principe de la causalité, celle-ci pouvait, sans arbitraire, se fonder sur le lieu où l’entreprise a son siège pour soumettre les intéressés au paiement de la taxe de mise à disposition de ses infrastructures, et ce indépendamment de l’utilisation effective de ces dernières. 

Il résulte des développements précédents qu’en confirmant l’assujettissement des recourants à la taxe de base litigieuse fondée sur l’art. 12 let. B du Règlement communal, l’arrêt attaqué est en tout point conforme à la jurisprudence rendue dans l’arrêt 2C_858/2014 du 17 février 2015. Il s’ensuit que le grief de violation du principe de causalité est rejeté. 

 Les recourants se plaignent finalement d’une violation du principe de l’égalité de traitement (art. 8 al. 1 et 127 al. 2 Cst.). Ils considèrent que, dans la mesure où il leur serait objectivement impossible de produire des déchets et de mettre à contribution l’infrastructure publique communale de traitement des déchets, ils auraient dû être traités différemment sous l’angle fiscal des autres entreprises exerçant une activité sur le territoire de la commune intimée.

 Une décision viole le droit à l’égalité ancré à l’art. 8 Cst. lorsqu’elle établit des distinctions juridiques qui ne se justifient par aucun motif raisonnable au regard de la situation de fait à réglementer ou lorsqu’elle omet de faire des distinctions qui s’imposent au vu des circonstances, c’est-à-dire lorsque ce qui est semblable n’est pas traité de manière identique et ce qui est dissemblable ne l’est pas de manière différente. S’agissant des contributions, le principe de l’égalité de l’art. 8 al. 1 Cst. est concrétisé par l’art. 127 al. 2 Cst., étant précisé qu’en ce domaine, un certain schématisme est admissible, à condition qu’il n’aboutisse pas à créer des solutions systématiquement inégalitaires.

 Dans la mesure où le Règlement communal prévoit l’assujettissement de toutes les entreprises sises sur le territoire communal, sans exception ou condition, c’est en vain que les intéressés se plaignent de la violation du principe d’égalité. La taxe de base étant due indépendamment de l’utilisation effective des infrastructures liées à la gestion des déchets, le grief de violation des art. 8 al. 1 et 127 al. 2 Cst. ne peut partant qu’être rejeté. 

Les considérants qui précèdent conduisent au rejet du recours.

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_320/2020 du 20 octobre 2020, consid. 5-7)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Prêt de la holding à la société fille, intérêts, distribution dissimulée de bénéfice

A.________ SA (ci-après: A.________ ou la société), dont le siège est à Genève, est une société anonyme dont le capital  est intégralement détenue par B.________ SA (ci-après: la holding), dont le siège est dans le canton de Vaud. Le but de la holding est la participation, la gestion et le financement d’entreprises de toute nature, en particulier dans le domaine de l’horlogerie, ainsi que l’acquisition de marques. 

Le 15 juin 2012, la société et la holding ont conclu un contrat de prêt pour un montant de 4’400’000 fr., prévoyant que la holding s’engageait à verser le montant en question à A.________ le jour de la signature du contrat. Le prêt était soumis à un intérêt au taux établi chaque année par l’Administration fédérale des contributions (ci-après: l’AFC), soit, pour 2012, 3,75%. Le remboursement du prêt devait intervenir au plus tard le 31 décembre 2012, “sauf si [la holding] accept[ait], selon son bon vouloir, de prolonger le délai de remboursement”.  Le montant du prêt a ensuite été augmenté à 4’800’000 fr. (avenant du 30 août 2012), puis à 6’500’000 fr. (avenant du 31 octobre 2012). Ces avenants n’ont pas modifié les autres conditions du contrat de prêt. Le contrat et les avenants n’indiquaient pas le but du prêt.

 Le 22 novembre 2012, la société et la holding ont conclu un nouveau contrat de prêt qui annulait et remplaçait le contrat du 15 juin 2012 et les deux avenants y relatifs. Le nouveau contrat prévoyait notamment ce qui suit: 

– la somme totale prêtée à A.________ par la holding (6’500’000 fr.) était “reprise en intégralité et régi[e] par le [nouveau] contrat dès sa signature” et elle était due au jour de la signature du nouveau contrat;

– la holding accordait à A.________ une “facilité de crédit”, dont le but était le “financement du nouveau bâtiment de l’usine de [A.________], à U________ (GE) “;

– la limite du crédit accordé par la holding était de 20’000’000 fr.;

– la durée du contrat était indéterminée;

– le taux d’intérêt annuel applicable au nouveau contrat de prêt était le taux déterminé par l’AFC une fois par année (le taux était donc actualisé chaque année);

– l’intérêt était payable à la fin de chaque mois.

Contrairement au contrat du 15 juin 2012, le nouveau contrat ne prévoyait aucune clause relative au remboursement du prêt.

 Dans sa déclaration fiscale 2013, A.________ a indiqué un bénéfice net de 2’466’405 fr. Cette déclaration mentionnait notamment la dette envers la holding (15’870’000 fr.) et les intérêts y relatifs (461’909 fr.), calculés sur la base d’un taux de 3,75%. Elle ne faisait état d’aucune dette hypothécaire. Selon une note annexée à la déclaration, le prêt de la holding ne pouvait être qualifié de crédit immobilier, de sorte que le taux d’intérêt appliqué était celui prévu par l’AFC  pour les crédits d’exploitation dans sa lettre circulaire du 25 février 2013 intitulée “taux d’intérêt 2013 admis fiscalement sur les avances ou les prêts en francs suisses” (ci-après: la lettre circulaire 2013), soit 3,75%.

Par arrêt du 21 janvier 2020, la Cour de justice a d’abord constaté que le prêt octroyé par la holding avait pour but le financement de la construction d’une usine à U.________ (GE) et que ce prêt n’était pas garanti par un gage immobilier. La Cour de justice a ensuite considéré, en substance, que si la contribuable avait mis en gage l’immeuble en question, elle aurait pu obtenir d’un tiers indépendant un prêt à un taux d’intérêt inférieur à celui appliqué au prêt de la holding (3,75%). A ce sujet, les juges cantonaux ont relevé que A.________ n’avait apporté “aucune explication quant à l’absence d’une telle démarche, qui lui aurait pourtant permis de payer moins d’intérêts” et n’avait pas démontré que sa situation financière en 2013 “l’avait empêchée de conclure un prêt hypothécaire pour la construction de son immeuble”. Les documents produits par l’intéressée n’étaient pas propres à expliquer l’absence d’une telle démarche. Sur la base de ces éléments, la Cour de justice a retenu que le taux d’intérêt de 3,75% appliqué au prêt consenti par la holding n’était pas conforme au “principe de pleine concurrence” et que ce taux était dû “à la proximité des liens économiques” entre la contribuable et son actionnaire (la holding). Le taux d’intérêt maximum admissible pour le prêt en question était donc celui prévu par la lettre circulaire 2013 pour les crédits immobiliers (2% – 2,75%), conformément à ce qu’avait retenu l’Administration cantonale dans ses décisions sur réclamation du 22 juin 2017. Les juges cantonaux ont ainsi considéré – du moins implicitement – que, en prévoyant un taux d’intérêt à 3,75%, A.________ avait accordé à la holding une prestation appréciable en argent sous la forme d’intérêts excessifs. 

(…)

Le présent litige porte sur le point de savoir si la recourante, en obtenant de la holding (son actionnaire unique) un prêt à un taux d’intérêt de 3,75% en 2013, a procédé à une distribution dissimulée de bénéfice sous la forme d’intérêts excessifs.

Aux termes de l’art. 57 LIFD, l’impôt sur le bénéfice a pour objet le bénéfice net. Selon l’art. 58 al. 1 LIFD, le bénéfice net imposable comprend notamment le solde du compte de résultats (let. a), ainsi que tous les prélèvements opérés sur le résultat commercial avant le calcul du solde du compte de résultats, qui ne servent pas à couvrir des dépenses justifiées par l’usage commercial (let. b). Au nombre de ces prélèvements figurent les distributions dissimulées de bénéfice et les avantages procurés à des tiers qui ne sont pas justifiés par l’usage commercial (let. b 5ème tiret). 

Il y a distribution dissimulée de bénéfice constitutive de prestation appréciable en argent lorsque les quatre conditions cumulatives suivantes sont remplies: 1) la société fait une prestation sans obtenir de contre-prestation correspondante; 2) cette prestation est accordée à un actionnaire ou à une personne le ou la touchant de près; 3) elle n’aurait pas été accordée dans de telles conditions à un tiers; 4) la disproportion entre la prestation et la contre-prestation est manifeste, de telle sorte que les organes de la société auraient pu se rendre compte de l’avantage qu’ils accordaient. Il convient ainsi d’examiner si la prestation aurait été accordée dans la même mesure à un tiers étranger à la société, soit si la transaction a respecté le principe de pleine concurrence (”  dealing at arm’s length “). Le droit fiscal suisse ne connaissant pas, sauf disposition légale expresse, de régime spécial pour les groupes de sociétés, les opérations entre sociétés d’un même groupe doivent également intervenir comme si elles étaient effectuées avec des tiers dans un environnement de libre concurrence. En conséquence, il n’est pas pertinent que la disproportion d’une prestation soit justifiée par l’intérêt du groupe . 

Lorsqu’une société anonyme obtient un prêt de son actionnaire, ce prêt ne respecte pas le principe de pleine concurrence si le taux d’intérêt appliqué est supérieur au taux du marché. La prestation appréciable en argent se mesure alors par la différence entre le taux d’intérêt conforme au principe de pleine concurrence et le taux effectivement appliqué. 

L’ AFC édicte chaque année des directives sur les taux d’intérêt déterminants pour le calcul des prestations appréciables en argent, publiées sous la forme de lettres circulaires, destinées à simplifier la mise en œuvre du principe de pleine concurrence en relation avec les taux d’intérêt de prêts conclus en francs suisses entre des sociétés et leurs actionnaires ou associés (ou leurs proches). Le Tribunal fédéral n’est pas lié par les lettres circulaires susmentionnées, qui ne font pas partie du droit fédéral, mais il ne s’en écarte pas lorsqu’elles permettent une application correcte des normes légales dans un cas concret. 

 La lettre circulaire 2013, applicable à la période fiscale en cause, prévoit des taux d’intérêt déterminants maximums en cas de prêts accordés par les actionnaires ou associés (ch. 2). A ce sujet, ce document fixe des taux d’intérêt maximums différents selon le type de crédit octroyé (crédit immobilier ou crédit d’exploitation). La méthode de calcul peut être résumée de la façon suivante: 

Crédits immobiliers (ch. 2.1) 

construction de logements et agriculture 

industrie, arts et métiers 

sur un crédit immobilier égal à la première hypothèque, soit sur une première tranche correspondant aux 2/3 de la valeur vénale de l’immeuble 

1,5% 

2% 

sur le solde 

2,25% 

2,75% 

 Crédits d’exploitation (ch. 2.2) 

commerce et industrie 

3,75% 

holdings et sociétés de gérance de fortune 

3,25% 

En l’espèce, pour déterminer les intérêts passifs déductibles et ceux devant au contraire être ajoutés au bénéfice de la recourante pour la période fiscale 2013, la Cour de justice s’est fondée sur le taux d’intérêt maximum indiqué dans la lettre circulaire 2013 pour les crédits immobiliers (2% – 2,75%). L’autorité précédente est parvenue à cette conclusion en relevant notamment que, si la contribuable avait mis en gage l’immeuble de U.________, elle aurait pu obtenir d’un tiers indépendant un prêt à un taux d’intérêt inférieur à celui appliqué au prêt de la holding (3,75%). En outre, selon les juges cantonaux, les documents produits par l’intéressée n’étaient pas propres à démontrer que le taux d’intérêt de 3,75% appliqué au prêt en question était conforme au principe de pleine concurrence. De l’avis de la Cour de justice, ce taux (favorable à la créancière) était dû “à la proximité des liens économiques” entre la contribuable et la holding. 

La raison pour laquelle la lettre circulaire 2013 prévoit des taux d’intérêt maximums plus bas pour les crédits immobiliers (2% – 2,75% [industrie, arts et métiers]) que pour les crédits d’exploitation (3,75% [commerce et industrie]) réside dans le fait que, en règle générale, par rapport à une dette chirographaire, le taux d’intérêt appliqué à une dette garantie par gage est plus bas. Ainsi, lorsqu’elle en a la possibilité, une société qui emprunte de l’argent garantit normalement sa dette par le biais d’un gage, afin de profiter d’un taux d’intérêt plus favorable, sauf si elle a des raisons pour ne pas le faire. En l’espèce, le prêt accordé par la holding à la recourante n’était assorti d’aucune garantie hypothécaire. L’arrêt entrepris constate toutefois que la contribuable aurait pu mettre en gage l’immeuble de U.________ et obtenir ainsi un prêt à un taux d’intérêt inférieur à celui appliqué au prêt de la holding (3,75%), mais qu’elle n’a pas procédé de la sorte et n’a apporté aucune explication justifiant l’absence de cette démarche. Dans son recours auprès du Tribunal fédéral, l’intéressée n’expose pas non plus les raisons de ce choix, qui apparaît très insolite et ne peut s’expliquer qu’en raison de la proximité entre la société et la holding. 

Contrairement à ce qu’elle semble soutenir, les offres de financement produites par la recourante ne lui sont en outre d’aucun secours. En effet, tel que le relève également la Cour de justice, celles-ci ne démontrent nullement qu’un tiers indépendant n’aurait pas accordé à la contribuable un prêt garanti par gage immobilier à un taux inférieur à celui appliqué au prêt litigieux, mais se limitent à proposer l’octroi de prêts à des conditions différentes (cautionnement, garantie du groupe). N’en déplaise à la recourante, ces documents n’indiquent pas – même de manière implicite – que la mise en gage de l’immeuble de U.________ n’aurait pas représenté une garantie suffisante pour obtenir un crédit immobilier à un taux d’intérêt plus avantageux que celui appliqué au prêt de la holding.

Dans ces circonstances, c’est à juste titre que la Cour de justice a considéré que le taux appliqué au prêt litigieux (3,75%) n’était pas conforme au principe de pleine concurrence et qu’il fallait plutôt en l’espèce, faute de raison valable pour s’en écarter, se référer au taux d’intérêt prévu au ch. 2.1 de la lettre circulaire 2013 pour les “crédits immobiliers – industrie, arts et métiers”, soit 2% – 2,75%. Il en découle que, en obtenant de la holding un prêt à un taux d’intérêt de 3,75% en 2013, la recourante a procédé à une distribution dissimulée de bénéfice sous la forme d’intérêts excessifs.

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_181/2020  du 10 août 2020)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Fortune immobilière, provisions pour impôts et charges sociales latents

B.A.________ et A.A.________ demandent à déduire de leur fortune imposable, au titre notamment des charges sociales et de l’impôt latents, le 50% de la différence entre la valeur fiscale et la valeur comptable des biens immobiliers figurant dans la fortune commerciale.

Réglé aux art. 13 et 14 LHID, l’impôt sur la fortune des personnes physiques a pour objet l’ensemble de la fortune nette (art. 13 al. 1 LHID), qui se détermine selon les règles d’évaluation prévues à l’art. 14 LHID. Selon la jurisprudence rendue en application de l’art. 13 al. 1 LHID, l’impôt sur la fortune a pour objet la différence positive entre les actifs et les dettes du contribuable. Le contribuable peut déduire de sa fortune les dettes effectives. Les dettes prescrites, simplement possibles, futures ou correspondant à des expectatives ne sont en principe pas déductibles. 

 Selon l’art. 14 LHID, la fortune est estimée à la valeur vénale. Toutefois, la valeur de rendement peut être prise en considération de façon appropriée (al. 1). Les immeubles affectés à l’agriculture ou à la sylviculture sont estimés à leur valeur de rendement. Le droit cantonal peut prévoir que la valeur vénale doit être prise en compte lors de l’estimation ou que la différence entre la valeur vénale et la valeur de rendement fait l’objet d’une imposition complémentaire si l’immeuble est aliéné ou n’est plus affecté à l’agriculture ou à la sylviculture. L’imposition complémentaire ne peut excéder une durée de 20 ans (al. 2). Les biens immatériels et la fortune mobilière qui font partie de la fortune commerciale du contribuable sont estimés à la valeur déterminante pour l’impôt sur le revenu (al. 3, dans sa version en vigueur jusqu’au 31 janvier 2019). 

Selon la jurisprudence, les exceptions à la règle prévue à l’art. 14 al. 1 LHID sont énumérées de manière exhaustive à l’art. 14 al. 2 et 3 LHID (ATF 134 II 207 consid. 3.5 p. 212 et les références). Par conséquent, les immeubles non affectés à l’agriculture ou à la sylviculture doivent impérativement être estimés à leur valeur vénale/de rendement au sens de l’art. 14 al. 1 LHID (art. 14 al. 2 LHID  a contrario), même s’ils appartiennent à la fortune commerciale du contribuable (art. 14 al. 3 LHID  a contrario). Autrement dit, qu’un bien immobilier relève de la fortune privée ou commerciale d’une personne physique est sans importance pour son estimation sous l’angle de l’impôt sur la fortune.

La LHID ne prescrit pas au législateur cantonal une méthode d’évaluation précise pour déterminer la valeur vénale/de rendement. L’art. 14 al. 1 LHID laisse donc une importante liberté aux cantons pour élaborer et mettre en œuvre leur réglementation, aussi bien quant au choix de la méthode de calcul applicable pour estimer la valeur vénale que pour déterminer dans quelle mesure le critère du rendement doit, le cas échéant, également être intégré dans l’estimation. Un certain schématisme est admis en la matière, pourvu que l’évaluation ne soit pas fondée sur le seul critère du rendement et qu’elle n’aboutisse pas à des résultats qui s’écartent par trop de la valeur vénale. La marge de manœuvre des cantons se limite cependant aux règles d’évaluation et ne saurait permettre d’imposer un élément qui n’entre pas dans la notion de fortune au sens de l’art. 13 LHID.

L’autorité cantonale a notamment constaté que les recourants désiraient compenser la différence entre la valeur comptable et celle fiscalement déterminante de leurs immeubles détenus dans leur fortune commerciale par la prise en compte d’impôts latents à hauteur de 50% de la différence entre les valeurs précitées. Cette façon de procéder permettrait selon ceux-ci de tenir compte de l’imposition sur le gain immobilier, qui dispose que le bénéfice ou gain imposable est constitué par la différence entre la valeur d’aliénation et la valeur d’acquisition (al. 1) et que lorsque l’immeuble appartient à une personne morale ou à une personne physique astreinte à tenir des livres dans les comptes de laquelle il figure, le bénéfice ou gain imposable correspond à la différence entre la valeur d’aliénation et le montant pour lequel l’immeuble figure dans les comptes. La Cour de justice a ensuite constaté que la déduction souhaitée n’est pas prévue par la loi et que seules les dettes d’impôt effectivement dues sont déductibles. Elle a jugé que les recourants visaient à inclure de manière anticipée l’imposition sur un gain, qui n’est pas réalisé et dont le moment de la réalisation n’est pas déterminé, ce qui ne saurait être admis. L’autorité précédente a en outre considéré que la méthode utilisée par l’administration pour estimer la valeur des immeubles des recourants ne violait ni le principe de la légalité, ni celui de l’égalité de traitement. 

 Pour leur part, les recourants sont d’avis que les autorités fiscales doivent permettre la déduction de provisions pour charges sociales et impôts latents. En premier lieu, ils estiment que le droit fédéral prescrit de manière impérative l’application des normes de droit comptable et qu’il convient en particulier d’admettre la déduction de provisions. Citant l’art. 960a al. 2 CO, qui dispose notamment que lors d’évaluations, la valeur de l’actif ne peut être supérieure à son coût d’acquisition, les recourants considèrent que lorsqu’une valeur supérieure à la valeur comptable est retenue, il convient impérativement de prendre en compte les impôts latents sur la réserve latente. Ils citent en outre la jurisprudence du Tribunal fédéral, qui retient que, lorsque l’autorité fiscale effectue une correction d’un élément comptable, elle doit automatiquement adapter d’office le montant de la provision pour impôts. Les recourants demandent donc que, dans la mesure où les valeurs comptables de leurs immeubles ont été modifiées, des déductions de provisions pour charges sociales et impôts soient également retenues. Les recourants invoquent ainsi une violation de l’art. 13 LHID, une application arbitraire du droit fiscal cantonal et une inégalité de traitement envers les propriétaires d’immeubles qui ne sont pas locatifs. 

 Le litige porte donc sur l’estimation fiscale, relative à l’impôt sur la fortune des personnes physiques des périodes fiscales 2009 à 2011, d’immeubles appartenant à la fortune commerciale des recourants. Est plus particulièrement litigieuse la déduction, au titre de provisions, des impôts sur les gains immobiliers latents et des cotisations sociales. Il convient en outre de relever que le canton de Genève a fait usage de la faculté pour les cantons de percevoir l’impôt sur les gains immobiliers privés également sur les gains réalisés lors de l’aliénation d’immeubles faisant partie de la fortune commerciale (cf. art. 12 al. 4 LHID; cf. arrêt 2C_834/2012 du 19 avril 2013 consid. 5.2 et la référence). 

Les recourants demandent tout d’abord la déduction, au titre de provision, des “impôts latents”.

 Les recourants ne remettent donc pas en cause le fait que ce n’est pas la valeur comptable des immeubles locatifs qui est déterminante pour la détermination de l’impôt sur la fortune, mais la valeur fiscale, fondée sur la capitalisation de l’état locatif [en droit GE]. Ils estiment en revanche qu’en procédant à une modification à leur détriment de la valeur avancée dans leurs déclarations d’impôt des périodes fiscales 2009 à 2011, l’Administration fiscale aurait également dû prendre en compte des provisions d’impôt pour fixer la fortune nette. 

 On relèvera que l’impôt sur les bénéfices et gains immobiliers [GE] a pour objet le bénéfice net provenant de l’aliénation d’immeubles ou de parts d’immeubles sis dans le canton, ainsi que certains gains que ces immeubles procurent sans aliénation. Un élément essentiel de cet impôt est ainsi l’aliénation d’un immeuble au sens de l’art. 12 al. 2 LHID. Par conséquent, en l’absence d’aliénation, aucun impôt sur les gains immobiliers n’est en principe dû. Or, il convient de rappeler que toutes les dettes du contribuable peuvent être déduites, à la condition d’exister au moment déterminant et de ne pas être seulement potentielles. Seules les dettes grevant effectivement la substance économique du patrimoine du contribuable sont déductibles. Tel est le cas s’il y a un risque sérieux que celui-ci doive s’en acquitter. Ainsi, dans la mesure où les recourants désirent déduire une provision, sur trois ans, relative à l’impôt sur les gains immobiliers qui serait réalisé en cas d’aliénation de l’ensemble de leur biens immobiliers, ils ne sauraient être suivis. Ces impôts latents ne sont en effet que purement potentiels et soumis à la condition de la vente des immeubles (ou éventuellement au transfert dans leur fortune privée), vente (ou transfert) qui pourrait tout à fait ne jamais avoir lieu. 

Les recourants demandent également la déduction de “charges sociales”.

A ce propos, les recourants n’expliquent aucunement de quelles charges sociales ils demandent la déduction. Ils se limitent à requérir 10% de déduction AVS, sans autres indications. Au demeurant, la Cour de justice, si elle a effectivement relevé que les recourants demandaient une déduction pour charges sociales, n’a pas réellement examiné cette question. Elle s’est limitée à relever qu’il n’existait pas de base légale permettant de déduire de telles charges, respectivement que le législateur genevois n’avait pas intégré, dans l’estimation des immeubles, la prise en compte de réserves latentes incluant des charges sociales et des impôts futurs, dont l’exigibilité est indéterminée.

Arrêt du Tribunal fédéral 2C_66/2020 du 08.06.2020

[Concernant les charges sociales, dans un arrêt sur révision 2F_11/2020 du 7 août 2020, consid. 3.3, le Tribunal fédéral ajoute que quel que soit l’impôt concerné l’argumentation dans l’arrêt 2C_66/2020 du 8 juin 2020 ne peut qu’être confirmée, celle-ci, dans ce cas d’espèce, valant indépendamment du fait que soit concerné un impôt sur le gain immobilier ou un impôt sur le revenu (il s’agit à chaque fois d’un impôt qui n’est que purement potentiel, soumis à la condition de la vente d’un immeuble). Il en va par ailleurs de même d’éventuelles charges sociales. Pour cette raison, la demande de révision doit être rejetée.]

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Assistance administrative internationale en matière fiscale, qualité pour recourir, devoir d’information

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De manière générale, les CDI qui instituent un échange de renseignements sur demande calqué sur le Modèle de Convention OCDE sur le revenu et la fortune (ci-après : MC OCDE) ne prévoient pas la participation à la procédure des personnes visées par une procédure d’assistance, ni, a fortiori, celle des personnes qui ne sont pas visées par une demande, mais dont le nom apparaît dans les renseignements que le détenteur transmet à l’Administration fédérale. Ces questions relèvent de la procédure et des garanties offertes par le droit interne de l’Etat requis, qui figurent, pour ce qui concerne la Suisse, dans la a loi fédérale du 28 septembre 2012 sur l’assistance administrative internationale en matière fiscale (LAAF; RS 651.1) et dans la loi fédérale du 20 décembre 1968 sur la procédure administrative (PA; RS 172.021), à laquelle celle-ci renvoie (cf. art. 5 al. 1 LAAF).

On trouve toutefois dans les CDI des dispositions qui limitent la liberté des Etats contractants en la matière. Dans le cas de la CDI CH-ES, le ch. IV par. 5 du Protocole à la CDI CH-ES prévoit que les règles de procédure relatives aux droits du contribuable prévues dans l’Etat contractant requis ne peuvent pas viser à “éviter ou à retarder sans motif le processus d’échange de renseignements”. D’autre part, le ch. IV par. 6 du Protocole à la CDI CH-ES prévoit que les Etats contractants s’engagent à faire preuve de diligence dans le traitement des demandes d’assistance.

En droit interne, l’art. 4 al. 2 LAAF pose le principe selon lequel la procédure d’assistance administrative est menée avec diligence. Ce principe de diligence est concrétisé dans la loi par l’absence de féries (cf. l’art. 5 al. 2 LAAF, excluant l’application de l’art. 22a al. 2 PA, et l’art. 46 al. 2 LTF), par le fait que la procédure ne prévoit qu’un seul échange d’écritures (art. 19 al. 4 LAAF), que le recours devant le Tribunal fédéral doit être formé dans les dix jours (art. 100 al. 2 let. b LTF) et qu’une décision d’irrecevabilité doit être rendue dans les quinze jours par le Tribunal fédéral (art. 107 al. 3 LTF). L’obligation de diligence à laquelle la Suisse est tenue et qu’elle s’est engagée à respecter au plan international ne signifie pas pour autant que la procédure d’assistance administrative doive être menée comme si l’on se trouvait dans une situation urgente qui justifierait une limitation ou une suppression du droit d’être entendu des parties. Le principe de diligence s’oppose en revanche à ce que la mise en œuvre des garanties procédurales en droit interne ait un effet dilatoire sur la procédure d’assistance administrative internationale et entrave de manière disproportionnée sa mise en application.

L’art. 14 LAAF règle l’information des personnes habilitées à recourir. Il concrétise le droit à l’information qui découle du droit d’être entendu (art. 29 al 2 Cst.). Selon l’art. 14 al. 1 LAAF, l’AFC informe la personne concernée des parties essentielles de la demande. Selon l’art. 14 al. 2 LAAF, elle informe de la procédure d’assistance administrative les autres personnes dont elle peut supposer, sur la base du dossier, qu’elles sont habilitées à recourir en vertu de l’art. 19, al. 2. En l’occurrence, c’est uniquement l’art. 14 al. 2 LAAF qui entre en ligne de compte et non l’art. 14 al. 1 LAAF, les Sociétés brésiliennes ne faisant pas partie des personnes concernées. Il faut donc interpréter cette disposition pour en déterminer le champ d’application personnel.

L’art. 14 al. 2 LAAF renvoie d’abord à l’art. 19 al. 2 LAAF, qui règle la qualité pour recourir dans la procédure d’assistance administrative. Selon cette disposition, ont qualité pour recourir la personne concernée ainsi que les autres personnes qui remplissent les conditions prévues à l’art. 48 PA.

L’art. 19 al. 2 LAAF confère d’abord la qualité pour recourir à la “personne concernée”. Cette notion est définie à l’art. 3 let. a LAAF: est une personne concernée celle au sujet de laquelle sont demandés les renseignements faisant l’objet de la demande d’assistance administrative ou la personne dont la situation fiscale fait l’objet de l’échange spontané de renseignement. Dans une demande d’assistance individuelle, telle que celle du cas d’espèce, il s’agit de la personne qui fait l’objet du contrôle ou de l’enquête, et qui est identifiée par son nom ou par un autre moyen. Ne sont en revanche pas des personnes concernées au sens de l’art. 3 let. a LAAF les autres personnes, dont le nom apparaît dans la documentation à transmettre en raison de leur proximité avec l’état de fait contenu dans la demande d’assistance administrative.

L’art. 19 al. 2 LAAF confère ensuite la qualité pour recourir aux personnes qui remplissent les conditions prévues à l’art. 48 PA. Selon l’art. 48 al. 1 PA, a qualité pour recourir quiconque a pris part à la procédure devant l’autorité inférieure ou a été privé de la possibilité de le faire (let. a), est spécialement atteint par la décision attaquée (let. b), et a un intérêt digne de protection à son annulation ou à sa modification (let. c). L’intérêt digne de protection au sens de l’art. 48 al. 1 let. c PA correspond à celui qui est visé à l’art. 89 al. 1 LTF et doit être interprété de la même manière. Il doit s’agir d’un intérêt direct et concret. La partie recourante doit se trouver dans un rapport suffisamment étroit, spécial et digne d’être pris en considération avec la décision entreprise. Elle doit être touchée dans une mesure et avec une intensité plus grande que l’ensemble des administrés. Ces exigences sont particulièrement importantes dans le cas d’un recours d’un tiers qui n’est pas le destinataire de la décision. Sa qualité pour recourir n’est admise que restrictivement. Il faut qu’il soit touché directement, qu’il se trouve, avec l’objet de la contestation, dans une relation particulière, étroite et digne d’être prise en considération et qu’il ait un intérêt pratique à l’annulation ou à la modification de la décision qu’il attaque, en ce sens que l’issue de la procédure doit influencer sa situation de manière significative.

La qualité pour recourir des personnes qui ne sont pas des personnes concernées par la procédure d’assistance au sens de l’art. 3 let. a LAAF suppose donc d’abord l’existence d’un intérêt digne de protection. Dans le contexte de l’assistance administrative en matière fiscale, cet intérêt n’existe que dans des situations très particulières. En effet, ces personnes sont protégées par le principe de la spécialité, qui figure dans les clauses d’échange de renseignements calquées sur le modèle de l’art. 26 par. 2 MC OCDE (art. 25bis par. 2 CDI CH-ES dans le contexte de la CDI CH-ES), et dont la jurisprudence vient de rappeler le caractère personnel, en ce sens que l’Etat requérant ne peut pas utiliser, à l’encontre de tiers, les renseignements qu’il a reçus par la voie de l’assistance administrative, sauf si cette possibilité résulte des lois des deux Etats et que l’autorité compétente de l’Etat qui fournit les renseignements autorise cette utilisation. Comme le principe de spécialité protège les tiers de l’utilisation des informations les concernant par l’Etat requérant, le simple fait que leur nom soit mentionné dans la documentation destinée à être transmise ne suffit pas à faire naître un intérêt digne de protection. Il faut bien plus qu’ils puissent se prévaloir d’autres circonstances, comme par exemple l’existence d’un risque concret que l’Etat requérant ne respectera pas le principe de spécialité. En revanche, le seul fait que le tiers pourrait faire valoir, même à juste titre, que son nom ne constitue pas un renseignement vraisemblablement pertinent (art. 4 al. 3 LAAF) et qu’il ne doit partant pas être communiqué à l’Etat requérant ne suffit pas pour retenir l’existence d’un intérêt digne de protection en lien avec la demande d’assistance administrative. Il faut des éléments supplémentaires. Par exemple, la jurisprudence a admis qu’un employé de la banque détentrice de renseignements, dont le nom apparaissait dans la documentation bancaire destinée à être transmise à l’autorité requérante, avait un intérêt digne de protection à demander que son nom soit bien caviardé, non seulement pour vérifier que les autorités ne fournissent pas ses données en violation de l’art. 4 al. 3 LAAF, alors que son nom n’est pas pertinent pour l’évaluation de la situation fiscale de la personne concernée par la demande, mais aussi en lien avec la loi fédérale sur la protection des données, parce qu’un juge civil avait interdit à la banque de transmettre ses coordonnées (ATF 143 II 506 consid. 5.2.1 à 5.2.3 p. 512 ss).

Comme rappelé ci-dessus, l’intérêt digne de protection doit être un intérêt propre à celui qui s’en prévaut. C’est la raison pour laquelle la jurisprudence a déjà souligné que la banque détentrice de renseignements, qui n’est pas concernée elle-même par la procédure, mais qui doit seulement transmettre des renseignements sur des comptes de clients par l’intermédiaire de ses employés, n’a en principe pas qualité pour recourir.

Encore faut-il s’interroger sur l’étendue de l’obligation d’informer qui incombe à l’Administration fédérale. Il ressort déjà de la lettre claire de l’art. 14 al. 2 LAAF que l’Administration fédérale n’a pas à informer de l’existence d’une procédure d’assistance administrative toutes les personnes qui pourraient avoir qualité pour recourir au sens de l’art. 19 al. 2 LAAF. Ce devoir d’information n’existe en particulier pas à l’égard de tous les tiers qui ont qualité pour recourir, mais, selon le texte de la loi, seulement de ceux dont l’Administration fédérale “peut supposer, sur la base du dossier, qu’elles sont habilitées à recourir en vertu de l’art. 19, al. 2” (cf. aussi les versions allemande et italienne de l’art. 14 al. 2 LAAF: “Sie informiert die weiteren Personen, von deren Beschwerdeberechtigung nach Artikel 19 Absatz 2 sie aufgrund der Akten ausgehen muss, über das Amtshilfeverfahren”, “L’AFC informa in merito al procedimento di assistenza amministrativa le altre persone che, in base agli atti, deve presumere legittimate a ricorrere secondo l’articolo 19 capoverso 2”). Cette formulation indique que l’Administration fédérale ne doit renseigner sur l’existence d’une procédure d’assistance administrative que les personnes dont la qualité pour recourir au sens de l’art. 19 al. 2 LAAF est évidente.

Certes, les personnes au sujet desquelles des informations doivent être transmises à une autorité étrangère ont un droit à l’autodétermination informationnelle, qui découle des art. 8 CEDH et 13 Cst., de s’opposer à une transmission de données les concernant qui interviendrait sans base légale, respectivement de manière contraire à la loi. Il n’en découle toutefois pas de manière obligatoire que toutes ces personnes aient qualité de partie et qu’elles puissent recourir dans le cadre d’une procédure  d’assistance administrative. Il suffit que leur droit à l’autodétermination informationnelle soit efficacement protégé par une autre voie de droit. Les personnes qui ne sont pas touchées elles-mêmes par la procédure fiscale dans l’Etat requérant, mais dont le nom figure dans la documentation à transmettre, disposent de voies de droit tirées de la réglementation en matière de protection des données leur permettant de faire vérifier le respect de leur droit à l’autodétermination informationnelle. Accorder une protection juridique à ces personnes dans le cadre de la procédure d’assistance administrative demeure possible, mais n’est pas obligatoire. Cela est, cependant, recommandé si la personne concernée demande elle-même à participer à la procédure. Sinon, les voies de recours découlant du droit de la protection des données sont suffisantes.

Hormis le texte de l’art. 14 al. 2 LAAF, d’autres arguments plaident en faveur d’une limitation du devoir d’information de l’Administration fédérale aux seuls cas où la qualité pour recourir des tiers ressort de manière évidente du dossier.

Cette limitation se justifie aussi par l’engagement de la Suisse de mettre en œuvre l’assistance administrative de manière diligente et d’éviter d’aménager des droits procéduraux qui auraient des effets dilatoires. Ainsi, le droit des tiers à participer à la procédure ne peut conduire à retarder de manière disproportionnée la procédure d’assistance administrative. Il faut ainsi tendre à un équilibre entre, d’une part, la participation de tiers à une telle procédure et, d’autre part, le respect de la diligence qu’exige cette matière. En effet, imposer à l’Administration fédérale une obligation trop large d’informer aurait indubitablement pour effet de retarder, si ce n’est de paralyser les procédures d’assistance administrative, de manière contraire aux engagements de la Suisse.

Limiter le devoir d’informer de l’Administration fédérale aux seules personnes dont la qualité pour recourir est évidente est aussi dans l’intérêt de la personne visée par la demande, dont on peut imaginer qu’elle ne souhaite pas que son identité et que l’existence de la procédure ouverte à son sujet soient portées à la connaissance de toutes les personnes qui pourraient avoir qualité pour recourir au sens de l’art. 19 al. 2 LAAF. A cela s’ajoute que les tiers dont les noms apparaissent et qui pourraient avoir qualité pour recourir sont souvent domiciliés à l’étranger, de sorte que l’Administration fédérale devrait les informer par la notification directe au sens de l’art. 14 al. 4 LAAF ou, subsidiairement, opter pour une publication dans la Feuille fédérale ou pour une information par l’intermédiaire de l’autorité requérante (cf. art. 14 al. 5 LAAF). Or, les modes d’information impliquant l’Etat requérant ne sont souvent pas non plus dans l’intérêt des personnes concernées.

Enfin, il n’est certes pas exclu que des personnes dont la qualité pour recourir ne ressort pas de manière évidente du dossier s’annoncent auprès de l’Administration fédérale pour demander le caviardage de renseignements les concernant. Dans sa pratique, l’Administration fédérale admet la qualité de partie de telles personnes. Cette pratique, qui permet de garantir à celles-ci leur droit à l’autodétermination informationnelle découlant des art. 8 CEDH et 13 Cst., doit être approuvée. Elle permet ainsi à des tiers de faire valoir d’éventuelles prétentions, par exemple demander que leur nom soit caviardé. Il faut toutefois rappeler que ces personnes peuvent également faire valoir leur droit à l’autodétermination informationnelle dans le cadre d’une procédure fondée sur la protection des données (art. 6 de la loi fédérale sur la protection des données, RS 235.1), si la transmission intervient de manière contraire au droit, ou sans base légale, et ce indépendamment de la question de savoir si ces données peuvent être utilisées contre eux à des fins fiscales. Par conséquent, même si ces personnes n’ont pas pu participer à la procédure d’assistance administrative, leur droit découlant des art. 8 CEDH et 13 Cst. sont sauvegardés. En outre, après la transmission des renseignements les concernant, elles peuvent encore se défendre dans la mesure où, d’une part, elles peuvent demander à l’État requis (en l’occurrence la Suisse) qu’aucun consentement ultérieur ne soit donné à l’utilisation des renseignements en dehors de la CDI en dérogation au principe de la spécialité; d’autre part, elles peuvent aussi faire valoir dans l’État requérant le respect du principe de spécialité et s’opposer à ce que les renseignements transmis soient utilisés contre elles, à moins qu’une procédure d’assistance administrative ne soit engagée à leur encontre.

Il ressort de ce qui précède que, selon l’art. 14 al. 2 LAAF, l’Administration fédérale ne doit informer une personne qui n’est pas visée par une demande d’assistance administrative que si la qualité pour recourir de cette personne au sens de l’art. 19 al. 2 LAAF ressort de manière évidente du dossier; le seul fait que le nom de cette personne apparaisse dans la documentation destinée à être transmise ne suffit pas à lui seul à justifier une telle information. 

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_376/2019 du 13 juillet 2020, destiné à la publication)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Exonération d’une fondation, but de service public, école privée

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Le litige porte sur le point de savoir si la fondation (= la recourante), en raison de la poursuite d’un but de service public, peut être exonérée de l’impôt fédéral direct et de l’impôt cantonal sur le bénéfice (et sur le capital pour l’impôt cantonal) affecté à ces buts.

Aux termes de l’art. 56 let. g LIFD, les personnes morales poursuivant des buts de service public ou de pure utilité publique sont exonérées de l’impôt sur le bénéfice exclusivement et irrévocablement affecté à ces buts (première phrase). Des buts économiques ne peuvent être considérés en principe comme étant d’intérêt public (deuxième phrase).

L’exonération d’une personne morale sur la base de l’art. 56 let. g LIFD suppose la réalisation des trois conditions générales cumulatives suivantes: l’exclusivité de l’utilisation des fonds (l’activité exonérée s’exerce exclusivement au profit de l’utilité publique ou du bien commun), l’irrévocabilité de l’affectation des fonds (les fonds consacrés à la poursuite des buts justifiant l’exonération le sont pour toujours) et l’activité effective de l’institution conformément à ses statuts.

Outre ces trois conditions générales, il faut, conformément au texte de l’art. 56 let. g LIFD, que la personne morale poursuive un but de service public ou de pure utilité publique. Des conditions spécifiques distinctes s’appliquent à l’exonération selon qu’elle est fondée sur la poursuite d’un but de pure utilité publique ou d’un but de service public. La recourante prétend poursuivre celui de service public.

L’exonération fondée sur un but de service public constituant une exception, elle doit sous l’angle systématique être interprétée de manière restrictive. Une personne morale poursuit des buts de service public si elle accomplit des tâches étroitement liées aux tâches étatiques. Les tâches des collectivités sont multiples et la notion de service public n’est pas immuable, mais varie en fonction de l’évolution des conceptions et des besoins.

Une exonération en raison de la poursuite d’un but de service public est en principe exclue lorsqu’une personne morale poursuit principalement des buts lucratifs ou d’assistance mutuelle, même si ceux-ci servent simultanément des buts d’intérêt public. Une exonération, totale ou partielle – étant précisé que l’exonération partielle demande une séparation claire du point de vue comptable -, demeure toutefois possible si la personne morale a été chargée d’une tâche de service public par un acte de droit public (par exemple une loi) ou si la collectivité publique (par ex. une commune) a manifesté expressément son intérêt pour cette personne morale. Il faut en outre que la personne morale soit soumise à une certaine surveillance de la collectivité publique, pour s’assurer qu’elle réalise effectivement la tâche de service public, et que ses fonds propres soient affectés par ses statuts de manière exclusive et irrévocable à ses buts d’intérêt public. Dans tous les cas, l’exonération ne peut être admise que si les buts lucratifs ou d’assistance mutuelle sont secondaires par rapport au but principal de service public de la personne morale. Ainsi, une exonération, même partielle, est exclue lorsque la personne morale poursuit des buts lucratifs ou d’assistance mutuelle qui excèdent une certaine mesure. Il s’agit en effet, en cas d’activité lucrative de la personne morale, de respecter le principe de neutralité concurrentielle. Celui-ci ne trouve toutefois à s’appliquer qu’entre personnes morales placées dans des situations comparables de concurrence.

La Conférence suisse des impôts a formulé, le 18 janvier 2008, des informations pratiques à l’intention des administrations fiscales cantonales au sujet de l’exonération fiscale des personnes morales qui poursuivent des buts de service public, d’utilité publique et des buts cultuels (ci-après: Informations pratiques; https://www.steuerkonferenz.ch, sous “Documents”, “Notices et Pratiques”, “Exonération”, consulté le 10 juin 2020). Ces informations contiennent une rubrique spécifiquement consacrée à l’exonération des écoles privées. Le Tribunal fédéral n’est pas lié par ces informations, qui ne font pas partie du droit fédéral. Toutefois, il y a lieu d’en tenir compte dans la mesure où elles permettent une application correcte des dispositions légales dans le cas d’espèce [la Fondation recourante est en effet active dans l’enseignement].

En ce qui concerne les écoles privées, ces Informations pratiques relèvent que “les différentes organisations d’écoles privées se basent le plus souvent sur une philosophie (par ex. les écoles Rudolf Steiner), des aspects religieux (les écoles confessionnelles) ou des raisons commerciales (but lucratif des participants). L’obtention de l’exonération de l’impôt par une école privée doit être à chaque fois traitée de manière individuelle” (ch. 2.I p. 6). S’agissant du but de service public, ce document mentionne :

”  Le fait qu’une école privée soit subventionnée par les pouvoirs publics ne peut être considéré comme une raison suffisante à l’exonération de l’impôt. Il s’agit juste d’un indice prouvant l’existence d’une activité d’intérêt public, mais ne signifie pas que la société poursuive des buts de service public (ou d’utilité publique).

Les écoles privées ne peuvent bénéficier d’une exonération de l’impôt que si la direction de l’école, la gestion professionnelle, l’organisation et les locaux d’enseignement sont semblables à une école publique et garantissent la formation sur une longue durée. De plus, les disciplines des écoles publiques doivent être enseignées.

L’exonération est possible principalement pour les institutions qui proposent la formation scolaire depuis le degré primaire jusqu’à la fin de l’enseignement régulier, que ce soit dans le cadre de l’enseignement scolaire ordinaire ou d’une instruction spéciale. En dehors de ce cadre, le service public doit être prouvé d’une manière approfondie. Une des conditions fondamentales à une exonération éventuelle de l’impôt est régulièrement un plan d’enseignement reconnu officiellement par la direction cantonale de l’Instruction publique. Le plan d’enseignement décrit les domaines d’enseignement d’après le contenu et le nombre de leçons, les buts de formation et d’enseignement, ainsi que le temps d’enseignement hebdomadaire. Comme la direction de l’éducation décide quel est le matériel obligatoire d’enseignement et en recommande d’autres, il est également possible de trouver des indications supplémentaires pour les cas individuels en examinant le matériel d’enseignement. Le cas échéant, une prise de position peut être demandée à la direction de l’Instruction publique.

Afin de décider si une école privée peut être exonérée de l’impôt, les aspects suivants peuvent être pris en considération:

  • De quels milieux proviennent les élèves ?
  • Combien y a-t-il d’élèves ?
  • Comment est composée la direction de l’école ?
  • Quel est le matériel technique à disposition, tels qu’appareils et autres moyens éducatifs ?
  • Existe-t-il une bibliothèque à l’école ?
  • Existe-t-il une aide pour les élèves ayant des difficultés scolaires pour des raisons de langue étrangère, maladie, déménagement, relations familiales ou des motifs analogues
  • Comment sont formés les élèves ayant des troubles d’apprentissage ou de comportement, respectivement les élèves handicapés ? ” (ch. 2.III p. 6).

Les indications qui précèdent ne sont pas contraires au droit fédéral et à la jurisprudence du Tribunal fédéral précédemment exposée, de sorte qu’elles peuvent être prises en compte.

En l’espèce, il est admis que la recourante remplit les trois conditions générales susmentionnées. Seule est litigieuse, la question de savoir si elle poursuit un but de service public ou de pure utilité publique.

Il sied de commencer par préciser que la recourante ne peut pas prétendre au but de pure utilité publique (et elle ne le revendique d’ailleurs pas). En effet, selon les Informations pratiques, dont il n’y a pas lieu de se distancier à cet égard, lorsque l’exploitation de l’établissement scolaire est poursuivie uniquement sur la base de l’écolage couvrant ou dépassant les frais, le critère d’utilité publique n’est pas rempli.

En lien avec le but de service public, il convient de prendre en considération les critères déterminés par la Conférence suisse des impôts dans une approche globale; chacun d’entre eux, pris individuellement, ne constitue qu’un indice allant ou pas dans le sens d’une exonération. Ces critères permettent notamment une application uniforme de l’art. 56 let. g LIFD, en ce qui concerne les écoles privées, dans les différents cantons.

En l’espèce, il est tout d’abord relevé que la recourante n’offre pas une formation scolaire complète, puisque le programme proposé ne va que jusqu’à la fin de l’école primaire; il ne comprend pas le degré secondaire I, appelé cycle d’orientation dans le canton de Genève, où il s’y déroule sur trois ans, destiné aux enfants de 12-15 ans. Or, l’exonération fiscale est en principe réservée aux écoles qui dispensent des programmes complets. Un autre élément important à prendre en considération dans le cadre de l’exonération fiscale d’une école privée est le plan d’enseignement qui doit être reconnu par le Département de l’instruction publique. In casu, il ressort du rapport d’inspection que ce plan ne l’est que partiellement: si la recourante enseigne des disciplines imposées par le plan d’études romand, elle ne suit pas ce plan, puisqu’elle possède son propre programme qui est inspiré du programme suédois. Ainsi, un second élément posé pour la reconnaissance d’un but de service public fait défaut. De plus, le Tribunal fédéral relève qu’il ne ressort pas de l’arrêt attaqué, et la recourante ne le prétend pas, que l’école disposerait d’une aide particulière pour les enfants ayant des difficultés scolaires ou pour ceux en prise avec des troubles d’apprentissage ou du comportement.

A cela, il faut ajouter le critère mentionné dans les Informations pratiques selon lequel l’école privée doit être ouverte à tous les milieux sociaux. Or, in casu, le montant de l’écolage est très élevé, puisqu’il se monte, au niveau primaire, à 22’280 fr. pour une année scolaire (11’140 fr. par semestre [art. 105 al. 2 LTF]). Cela a pour conséquence que seuls des enfants provenant de milieux sociaux privilégiés peuvent y accéder. Cette école est donc réservée à un spectre extrêmement étroit de la population enfantine. De plus, il ne ressort pas du dossier que l’école prévoirait un soutien pour les parents qui n’auraient pas les moyens financiers d’acquitter les montants requis. Dans ce cadre, la Cour de justice a reproché à la recourante d’avoir accumulé des bénéfices, ce qui était constitutif d’une activité lucrative; l’intéressée réplique qu’une activité menée en la forme commerciale et rentable apparaît comme une condition sine qua non, afin de se voir reconnaître l’exercice d’un service public et que le fait de viser une rentabilité suffisante ne serait pas pertinent quant à l’exonération fiscale. S’il est certain que pour survivre une école privée doit viser une rentabilité minimale, la présence de bénéfices reportés est un élément à prendre en compte dans la pondération des critères établis pour déterminer l’octroi d’une exonération fiscale. En effet, une école privée gérée comme une entreprise commerciale dans le but de réaliser un bénéfice ne peut pas en bénéficie. En conclusion, l’existence de bénéfices reportés va à l’encontre d’une exonération fiscale.

Les éléments susmentionnés, pris dans leur ensemble, ne sauraient contrebalancer ceux qui plaident en faveur d’un but de service public, à savoir l’organisation de l’école en cause, sa direction, sa gestion et ses locaux qui, selon l’arrêt entrepris, sont semblables à ceux d’une école publique. L’exploitation de la crèche ne change rien à ce constat.

Au regard de ce qui précède, l’activité en cause telle que déployée par la recourante ne peut être qualifiée de tâche de service public au sens de l’art. 56 let. g LIFD et le recours est rejeté en tant qu’il concerne l’impôt fédéral direct. Il n’y a pas lieu d’examiner si l’exonération fiscale de 50% accordée par le Tribunal administratif de première instance était justifiée ou pas, cet élément ne faisant pas partie de l’objet du litige.

Les conditions de l’exonération fiscale pour les personnes morales qui poursuivent des buts de service public ou d’utilité publique sont les mêmes pour les impôts cantonaux et communaux que pour l’impôt fédéral (cf. art. 23 al. 1 let. f LHID; art. 9 al. 1 let. f de la loi genevoise du 23 septembre 1994 sur l’imposition des personnes morales [LIPM; RS/GE D 3 15]; cf. arrêt 2C_147/2019 du 20 août 2019 consid. 6).

Partant, les considérations développées ci-dessus pour l’impôt fédéral direct valent mutatis mutandis pour les impôts cantonaux et communaux. L’arrêt entrepris sera donc confirmé en tant qu’il rejette l’exonération totale de l’école pour lesdits impôts et le recours est rejeté pour les mêmes motifs.

(Arrêt du Tribunal fédéral 2C_1050/2019 du 22 juillet 2020, destiné à la publication)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Coronavirus, provisions & amortissements

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Aux termes de l’art. 57 LIFD, l’impôt sur le bénéfice a pour objet le bénéfice net.

Selon l’art. 58 al. 1 LIFD, le bénéfice net imposable comprend notamment le solde du compte de résultats (let. a), ainsi que tous les prélèvements opérés sur le résultat commercial avant le calcul du solde du compte de résultats, qui ne servent pas à couvrir des dépenses justifiées par l’usage commercial (let. b). Au nombre de ces prélèvements figurent les amortissements et les provisions qui ne sont pas justifiés par l’usage commercial (let. b 2ème tiret).

Le droit fiscal renvoie au droit comptable pour déterminer le bénéfice net imposable (principe de l’autorité du bilan commercial).  Les comptes établis conformément aux règles du droit comptable lient ainsi les autorités fiscales, à moins que des normes impératives du droit commercial ne soient violées ou que des normes fiscales correctrices ne l’exigent.

L’art. 62 al. 1 LIFD prévoit que les amortissements des actifs justifiés par l’usage commercial sont autorisés, à condition que ceux-ci soient comptabilisés ou, à défaut d’une comptabilité tenue selon l’usage commercial, qu’ils apparaissent dans un plan spécial d’amortissements. D’après l’art. 62 al. 2 LIFD, en général, les amortissements sont calculés sur la base de la valeur effective des différents éléments de fortune ou doivent être répartis en fonction de la durée probable d’utilisation de chacun de ces éléments.

Selon la jurisprudence, un amortissement – qui constitue en droit fiscal la constatation définitive d’une diminution de valeur d’un actif – est justifié par l’usage commercial dans la mesure où il permet de tenir compte d’une véritable moins-value d’un poste au bilan. En principe, les amortissements sont progressifs; un amortissement unique – on parle alors d’amortissement extraordinaire – est toutefois admissible à titre exceptionnel (cf. ATF 137 II 353 consid. 6.4.1 p. 361 et les références citées).

La provision peut être définie, d’une part, comme l’ensemble des charges et pertes qui, à la date du bilan, sont connues quant à leur origine mais pas quant à leur importance et, d’autre part, comme l’ensemble des engagements et des charges existants déjà à la date du bilan, mais dont le montant et l’échéance ne peuvent être déterminés avec précision et/ou dont l’existence est incertaine (cf. art. 63 LIFD).

Dans les deux cas toutefois, les principes de l’étanchéité des exercices et de la périodicité de l’impôt exigent que l’on rattache l’amortissement et la provision à un exercice comptable particulier. Chaque exercice est en effet considéré comme un tout autonome sans que le résultat d’un exercice puisse avoir une influence sur les suivants, et le contribuable ne saurait choisir au cours de quelle année fiscale il fait valoir les déductions autorisées. Les déductions doivent être demandées dans la déclaration d’impôts de l’année au cours de laquelle les faits justifiant l’octroi des déductions se sont produits ; plus généralement, les deux principes précités impliquent que tous les revenus effectivement réalisés, ainsi que tous les frais engagés durant la période fiscale en cause sont déterminants pour la taxation de cette période.

Qu’en est-il avec l’épidémie de coronavirus, dont on sait qu’elle a commencé en 2019 en Chine, mais qui ne s’est répandue en Europe qu’en 2020 ?

S’il paraît assez évident que les faits et leurs conséquences peuvent être reliés à l’exercice 2020, peuvent-ils l’être aussi à l’exercice 2019, ce qui permettrait de passer des amortissements et provisions sur une année plus « saine » et profitable que (très vraisemblablement) 2020 ?

On peut en tout cas soutenir que l’extension de l’épidémie était prévisible déjà avant qu’elle n’ait lieu en Europe. On peut aussi recourir aux art. 960a al. 4 et 960e al. 3 ch. 4 CO en vue de passer des amortissements et/ou de constituer des provisions en vue de garantir la prospérité à long terme de l’entreprise. Ces amortissements et/ou provisions ne sont toutefois généralement pas considérés comme justifiées par l’usage commercial, même si certains cantons ont pu annoncer au début de la pandémie qu’ils les accepteraient en lien avec la crise du covid-19. La tendance semble toutefois être très nettement au refus de tels amortissements et/ou provisions pour l’exercice 2019 :

« Concernant les pratiques fiscales des entreprises, le Covid-19 ne constitue pas un motif de reconnaissance sur le plan fiscal de provisions à caractère forfaitaire et général dans le cadre des comptes clos au 31 décembre 2019. Conformément à la recommandation de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances (CDF) et de la Conférence suisse des impôts (CSI), aucune provision ou amortissement effectué uniquement pour cause de Covid-19 ne sera accepté sur l’exercice bouclé en 2019. » (Etat de Vaud, Communiqué de presse du 8 avril 2020, Fiscalité – Plan d’action pour faire face au COVID-19 ; cf. https://www.vd.ch/toutes-les-actualites/communiques-de-presse/detail/communique/fiscalite-plan-daction-pour-faire-face-au-covid-19-1586339491/)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), Genève et Onnens (VD)

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Installation photovoltaïque: impôt sur la fortune, impôt sur le revenu

 

Crazy plants III

Installation photovoltaïque d’une surface de 54 m2 montée sur le toit d’une grange dans le canton de Berne. L’installation n’a pas été emmurée ni intégrée dans le toit, mais fixée à celui-ci de manière mécanique. L’installation photovoltaïque a produit de l’électricité, pour lesquels les contribuables ont été rémunérés selon les dispositions relatives à la rétribution à prix coûtant (RPC). Les contribuables ont déduit dans leurs déclarations fiscales à titre de frais d’entretien d’immeubles, différents montants en lien avec la réalisation de l’installation photovoltaïque.

Comment apprécier l’installation photovoltaïque sous l’angle de l’impôt sur la fortune, d’une part, et les revenus tirés de la RPC sous l’angle de l’impôt sur le revenu d’autre part ? C’est l’objet d’un arrêt du Tribunal fédéral Tribunal fédéral 2C_510/2017 du 16 septembre 2019, traduit dans la RDAF 2020 II, pp.183-194, qui pose – pour la première fois – divers principes en rapport.

Impôt sur la fortune

Les dépenses nécessaires à l’acquisition du revenu (appelées frais d’acquisition ou déductions organiques) et les déductions générales sont défalquées de l’ensemble des revenus imposables (art. 9 al. 1 1re phr. LHID; art. 25 LIFD). Cette disposition prévoit que les frais nécessaires à la réalisation du revenu imposable sont généralement déductibles.

L’administration fiscale du Canton de Berne fait valoir que tout objet dont les coûts sont déductibles en tant que frais d’entretien dans le cadre de l’imposition du revenu font partie de la fortune immobilière (art. 9 al. 1 1re phr. LHID; art. 25 LIFD).

Le Tribunal fédéral ne souscrit pas à cette manière de voir. Certes, l’art. 32 al. 2 LIFD envisage la déduction des frais d’entretien d’immeubles comme le corollaire des dispositions concernant l’imposition des revenus de la fortune immobilière privée, raison pour laquelle le propriétaire ne peut déduire au titre de frais d’entretien que des dépenses qui présentent un lien direct avec le revenu imposable de l’immeuble. Le législateur fédéral peut toutefois également, au moyen d’une disposition expresse, déclarer que certaines autres dépenses, qui n’ont pas de lien direct avec le revenu de l’immeuble, relèvent des frais immobiliers déductibles [p.ex. : frais de démolition en vue de reconstruction, restauration de monuments historiques, etc. – art. 32 al. 2 3e phr et art. 32 l. 3 LIFD]. La possibilité d’imposer un gain au titre de revenu immobilier doit se baser sur l’art. 7 LHID respectivement l’art. 21 LIFD et ne peut pas résulter d’autres normes qui -poursuivent d’autres buts.

Sont réputés investissements destinés à économiser l’énergie et à ménager l’environnement les frais encourus en vue de rationaliser la consommation d’énergie ou de recourir aux énergies renouvelables. Ces investissements concernent le remplacement d’éléments de construction ou d’installations vétustes et l’adjonction de nouveaux éléments de construction ou d’installations dans des bâtiments existants (art. 5 de l’Ordonnance du 24 août 1992 sur la déduction des frais relatifs aux immeubles privés dans le cadre de l’impôt fédéral direct [Ordonnance sur les frais relatifs aux immeubles; RS 642.116]). L’administration fiscale cantonale déduit du fait que des coûts supérieurs à 80’000 fr. ont pu être déduits en tant qu’investissement destiné à économiser l’énergie que les installations photovoltaïques représentent des valeurs immobilières. Toutefois, pour ce qui concerne les mesures destinées à économiser l’énergie, il n’est justement pas exigé que les éléments de fortune acquis constituent des parties intégrantes. Ceci découle déjà de la notion de «mesure», qui va au-delà des seuls investissements dans le bien-fonds lui-même. Pour diverses mesures destinées à économiser l’énergie, un lien matériel avec l’immeuble est même suffisant (sans que des valeurs immobilières ou des parties intégrantes ne doivent être créées à cet effet).

Il ressort de ce qui précède qu’il n’existe pas de lien, sous l’angle de la systématique fiscale, selon lequel les frais immobiliers en général ou les investissements en faveur de l’utilisation rationnelle de l’énergie en particulier se traduiraient nécessairement par des revenus immobiliers plus élevés ou par une augmentation de la valeur déterminante pour l’impôt sur la fortune immobilière. On ne peut donc tirer de la déduction des frais immobiliers aucune indication sur la manière dont les installations photovoltaïques doivent être imposées dans le cadre de l’impôt sur la fortune.

Les cantons sont tenus de prélever un impôt sur la fortune (art. 2 al. 1 lit. a LHID). L’impôt sur la fortune a pour objet l’ensemble de la fortune nette (art. 13 al. 1 LHID). Sont dès lors imposables tous les actifs pour autant qu’ils ne soient pas exonérés de l’impôt par des dispositions légales spécifiques. La notion de fortune qui s’applique est ainsi conditionnée par le principe selon lequel l’impôt s’étend à l’ensemble de la fortune et correspond à l’idée de l’imposition selon la capacité contributive; elle comprend tous les droits appréciables en argent – portant sur des choses ainsi que sur des créances et des participations – qu’une personne détient sur le plan sur le plan du droit civil et qui peuvent être réalisés juridiquement, qu’ils soient de nature réelle ou contractuelle, indépendamment du fait qu’il s’agisse de la fortune privée ou commerciale, mobilière ou immobilière. Seul n’est pas imposé ce que la loi désigne expressément comme n’étant pas imposable, à savoir le mobilier de ménage et les objets personnels d’usage courant (art. 13 al. 4 LHID).

La LHID ne définit pas précisément la notion d’immeuble, respectivement ne l’emploie qu’en rapport avec l’impôt sur les gains immobiliers (art. 12 LHID) et l’impôt sur la fortune grevant les immeubles affectés à l’agriculture ou à la sylviculture (art. 14 al. 2 LHID). L’art. 13 s. LHID ne prévoit pas de critères permettant de répartir la fortune nette en biens meubles et immeubles. La question de savoir si et comment l’impôt sur la fortune est lié à la qualité d’immeuble relève ainsi du droit cantonal.

Les éléments de fortune du contribuable doivent être évalués selon l’art. 14 al. 1 LHID. Cette disposition laisse une marge de manœuvre importante aux cantons dans le cadre de l’élaboration et de la mise en œuvre des règles d’estimation, notamment pour ce qui concerne le choix de la méthode applicable dans la procédure d’estimation de la valeur vénale; la marge de manœuvre se limite toutefois aux critères d’estimation et ne permet pas d’imposer des choses qui ne tombent pas sous le coup de la définition de la fortune selon l’art. 13 LHID. On trouve par conséquent dans les cantons une grande variété de méthodes d’estimation des immeubles. Il n’est pas du ressort du Tribunal fédéral de donner ponctuellement des consignes aux cantons pour ce qui concerne les installations photovoltaïques. Au contraire, les cantons peuvent déterminer de manière autonome comment établir la valeur d’une installation photovoltaïque pour l’impôt sur la fortune. Il n’y a ainsi pas de nécessité, en vertu du droit fédéral, de lier l’estimation des installations photovoltaïques à la qualification de droit civil.

Les cantons doivent dès lors soumettre une installation photovoltaïque à l’impôt sur la fortune (art. 13 LHID), mais restent libre de déterminer les critères permettant d’en estimer la valeur, sans être liés par des qualifications juridiques relevant du droit civil.

Impôt sur le revenu

Selon l’art. 21 al. 1 LIFD sont imposables en tant que revenu de la fortune immobilière les rendements de la fortune immobilières, en particulier tous les revenus provenant de la location, de l’affermage, de l’usufruit ou d’autres droits de jouissance (lit. a), la valeur locative des immeubles ou de parties d’immeubles dont le contribuable se réserve l’usage en raison de son droit de propriété ou d’un droit de jouissance obtenu à titre gratuit (lit. b), les revenus provenant de droits de superficie (lit. c) et les revenus provenant de l’exploitation de gravières, des sablières ou d’autres ressources du sol (lit. d) [pourles impôts cantonaux, cf. art. 7 al. 1 LHID dont le contenu est similaire].

Selon une pratique cantonale largement répandue, les rétributions à prix coûtant et les recettes de la vente directe du courant produit constituent un rendement imposable de la fortune immobilière (cf. Rainer Zigerlig/Mathias Oertli/Hubert Hofmann, Das st. gallische Steuerrecht, 7e éd. 2014, IIe partie n. 465; Conférence suisse des impôts, Analyse du 15 février 2011 sur la qualification juridique fiscale des investissements dans les technologies respectueuses de l’environnement telles les installations photovoltaïques [actualisé pour la dernière fois le 3 février 2016], ch. 2.4; Directive de l’administration fiscale des impôts Thurgovie «Erträge aus unbeweglichem Vermögen», StP 23 n. 1 ch. 5). En procédant ainsi on oublie toutefois que l’art. 7 al. 1 LHID respectivement l’art. 21 al. 1 lit. a LIFD ne fournissent pas une base légale qui permettrait d’appréhender les rétributions à prix coûtant comme un rendement de la fortune.

On est en présence de rendements de la fortune au sens de l’art. 21 LIFD lorsqu’une personne privée perçoit une contre-prestation en raison de la mise à disposition d’éléments de fortune dont elle est propriétaire. Il n’y a toutefois pas de location ou d’affermage des installations photovoltaïques du producteur de courant à la centrale électrique. Les intimés ne mettent pas non plus les installations à disposition de la centrale électrique d’une autre manière. En outre, le courant qui est livré à un tiers ne peut pas non plus être considéré comme un revenu de la fortune immobilière sur la base de l’art. 21 al. 1 lit. d LIFD de manière analogue au gravier et au sable «et à d’autres ressources du sol», car l’électricité n’est pas un élément du sol.

On ne peut pas déjà parler de revenus de la fortune immobilière lorsque des parties d’un immeuble ou certains composants d’un immeuble sont mis à profit pour réaliser un revenu. Comme dans le cas de toute autre activité liée à un lieu, grâce à laquelle une plus-value commerciale est générée (par exemple plantations, rucher), on est aussi en présence dans le cas de la production d’énergie solaire d’un revenu d’une activité lucrative indépendante (accessoire) (art. 18 al. 1 LIFD respectivement art. 8 LHID), lorsqu’elle intervient à titre professionnel. Si la production de courant n’intervient pas à titre commercial, pour l’imposition des rétributions du courant injecté, seule la clause générale de revenu de l’art. 16 al. 1 LIFD peut entrer en considération comme base d’imposition à défaut de disposition spécifique. Savoir si l’installation photovoltaïque constitue un élément de l’immeuble ou un objet meuble indépendant n’est ainsi pas déterminant lorsqu’il s’agit de qualifier le revenu qu’elle permet de réaliser. Vu que les rétributions du courant injecté ne constituent pas un revenu de la fortune, le courant de la propre production ne peut pas non plus être soumis à l’imposition de la valeur locative, selon l’art. 21 al. 1 lit. b LIFD.

Les «autres droits de jouissance» selon l’art. 20 al. 1 lit. d, respectivement l’art. 21 al. 1 lit. a LIFD constituent la disposition générale qui permet d’imposer l’avantage appréciable en argent provenant de la mise à disposition d’un tiers. Pour ce qui concerne les installations photovoltaïques privées, seules des indemnités provenant de leur location complète à un tiers ainsi que de la mise à disposition de parts d’immeubles privées pour l’exploitation d’une installation solaire par un tiers pourraient être qualifiées de rendement imposable de la fortune. Dans le cas d’une installation photovoltaïque qui fait partie d’un immeuble, la contre-prestation obtenue dans cette constellation plutôt rare en pratique tomberait sous le coup de l’art. 21 LIFD, dans le cas d’une installation mobile par contre sous le coup de l’art. 20 al. 1 lit. d LIFD. Il n’y a pas lieu d’examiner la question en l’espèce, dès lors que les intimés utilisent eux-mêmes l’installation photovoltaïque et qu’ils ne la mettent à disposition de personne.

En résumé, il faut constater que les indemnités provenant de la livraison de courant ne peuvent pas être qualifiées de revenu de la fortune (au sens de l’art. 20 ou de l’art. 21 LIFD). Par conséquent la question de savoir si l’installation solaire est un meuble ou un immeuble n’est de manière générale pas déterminante, même sous l’angle de l’impôt fédéral direct, lorsque du courant est injecté dans le réseau contre rémunération.

(Arrêt du Tribunal fédéral Tribunal fédéral 2C_510/2017 du 16 septembre 2019 = RDAF 2020 II, pp.183-194 pour la traduction)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Déductibilité des indemnités de résiliation anticipée de crédit hypothécaire

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La résiliation anticipée d’un contrat hypothécaire peut avoir lieu, par exemple, en cas de vente du bien immobilier, ou de tentative de refinancement à des conditions plus avantageuses. Or en cas de résiliation anticipée d’une hypothèque à taux fixe (i.e. résiliation avant terme), une indemnité ou pénalité de sortie doit être versée à l’organisme prêteur.

L’indemnité rentre-t-elle dès lors dans les déductions générales des art. 33 LIFD et 9 al. 2 LHID, singulièrement au titre des intérêts passifs privés (i.e. à concurrence du rendement imposable de la fortune augmenté de CHF 50’000.–) ? Certains cantons l’admettaient (VD, ZH, BE, etc.) , alors que d’autres retenaient qu’il s’agissait d’une impense déductible dans le cadre de l’impôt sur les gains immobiliers (art. 12 LHID).

Les « intérêts passifs » dépendent de l’existence d’une dette pécuniaire, peu importe qu’ils soient à taux fixe ou variable, périodiques ou non, etc. L’existence d’une « dette » en raison de la résiliation anticipée du crédit hypothécaire semble ainsi douteuse, sauf quand la dénonciation est en lien avec un refinancement à des conditions plus avantageuses. Dans ce cas, le manque à gagner sur des intérêts futurs est prédominant, quel que soit le créancier du nouveau rapport de dette hypothécaire, et la déduction au titre d’intérêts passifs devrait être retenue. Par contre, si l’indemnité a un caractère de pure clause pénale, par exemple s’il la dénonciation ne s’accompagne pas de la création d’un nouveau rapport hypothécaire car elle accompagne la vente du bien immobilier, alors il ne devrait pas y avoir déduction au titre des intérêts passifs (art. 33 LIFD) mais elle sera retenue comme impense dans le cadre de l’impôt sur les gains immobiliers.

L’ATF 143 II 396 précise toutefois curieusement que la déduction de l’indemnité au titre des intérêts passifs dans le cas d’un refinancement ne vaudrait que si le nouveau rapport hypothécaire est conclu avec le même créancier, alors que ce fait (l’identité du créancier) ne modifie pas la nature de l’indemnité. L’ATF 143 II 382 ajoute que dans l’hypothèse d’un refinancement avec un autre (nouveau) créancier, le rapport à la dette disparaîtrait, ce qui rapprocherait l’indemnité d’une clause pénale.

Le Tribunal fédéral est revenu sur cette hypothèse (résiliation de la relation hypothécaire pour conclure un autre contrat avec un établissement différent) dans un arrêt 2C_1009/2019 du 16 décembre 2019 pour confirmer la non déductibilité de l’indemnité résultat du refinancement hypothécaire avec un autre établissement.

(Critique : G. Clerc / A. Flückiger, Déductibilité des indemnités de résiliation anticipée de crédit hypothécaire, RDAF 2020 II 27 et ss)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Coronavirus et personnes morales: amortissements, provisions, exercices

Insecte

Aux termes de l’art. 57 LIFD, l’impôt sur le bénéfice a pour objet le bénéfice net.

Selon l’art. 58 al. 1 LIFD, le bénéfice net imposable comprend notamment le solde du compte de résultats (let. a), ainsi que tous les prélèvements opérés sur le résultat commercial avant le calcul du solde du compte de résultats, qui ne servent pas à couvrir des dépenses justifiées par l’usage commercial (let. b). Au nombre de ces prélèvements figurent les amortissements et les provisions qui ne sont pas justifiés par l’usage commercial (let. b 2ème tiret).

Le droit fiscal renvoie au droit comptable pour déterminer le bénéfice net imposable (principe de l’autorité du bilan commercial). Les comptes établis conformément aux règles du droit comptable lient ainsi les autorités fiscales, à moins que des normes impératives du droit commercial ne soient violées ou que des normes fiscales correctrices ne l’exigent.

L’art. 62 al. 1 LIFD prévoit que les amortissements des actifs justifiés par l’usage commercial sont autorisés, à condition que ceux-ci soient comptabilisés ou, à défaut d’une comptabilité tenue selon l’usage commercial, qu’ils apparaissent dans un plan spécial d’amortissements. D’après l’art. 62 al. 2 LIFD, en général, les amortissements sont calculés sur la base de la valeur effective des différents éléments de fortune ou doivent être répartis en fonction de la durée probable d’utilisation de chacun de ces éléments.

Selon la jurisprudence, un amortissement – qui constitue en droit fiscal la constatation définitive d’une diminution de valeur d’un actif – est justifié par l’usage commercial dans la mesure où il permet de tenir compte d’une véritable moins-value d’un poste au bilan. En principe, les amortissements sont progressifs; un amortissement unique – on parle alors d’amortissement extraordinaire – est toutefois admissible à titre exceptionnel (cf. ATF 137 II 353 consid. 6.4.1 p. 361 et les références citées).

La provision peut être définie, d’une part, comme l’ensemble des charges et pertes qui, à la date du bilan, sont connues quant à leur origine mais pas quant à leur importance et, d’autre part, comme l’ensemble des engagements et des charges existants déjà à la date du bilan, mais dont le montant et l’échéance ne peuvent être déterminés avec précision et/ou dont l’existence est incertaine (cf. art. 63 LIFD).

Dans les deux cas toutefois, les principes de l’étanchéité des exercices et de la périodicité de l’impôt exigent que l’on rattache l’amortissement et la provision à un exercice comptable particulier. Chaque exercice est en effet considéré comme un tout autonome sans que le résultat d’un exercice puisse avoir une influence sur les suivants, et le contribuable ne saurait choisir au cours de quelle année fiscale il fait valoir les déductions autorisées. Les déductions doivent être demandées dans la déclaration d’impôts de l’année au cours de laquelle les faits justifiant l’octroi des déductions se sont produits ; plus généralement, les deux principes précités impliquent que tous les revenus effectivement réalisés, ainsi que tous les frais engagés durant la période fiscale en cause sont déterminants pour la taxation de cette période.

Qu’en est-il avec l’épidémie de coronavirus, dont on sait qu’elle a commencé en 2019 en Chine, mais qui ne s’est répandue en Europe qu’en 2020 ?

S’il paraît assez évident que les faits et leurs conséquences peuvent être reliés à l’exercice 2020, peuvent-ils l’être aussi à l’exercice 2019, ce qui permettrait de passer des amortissements et provisions sur une année plus « saine » et profitable que (très vraisemblablement) 2020 ?

On peut en tout cas soutenir que l’extension de l’épidémie était prévisible déjà avant qu’elle n’ait lieu en Europe. On peut aussi recourir aux art. 960a al. 4 et 960e al. 3 ch. 4 CO en vue de passer des amortissements et/ou de constituer des provisions en vue de garantir la prospérité à long terme de l’entreprise. Ces amortissements et/ou provisions ne sont généralement pas considérés comme justifiées par l’usage commercial, mais certains cantons ont déjà annoncé qu’ils les accepteraient en lien avec la crise du covid-19 (Argovie, Thurgovie, Valais et Zoug), alors que d’autres ont dit qu’ils les refuseraient (St Gall et Schwyz). La question mérite en tout cas d’être débattue avec les autorités fiscales cantonales en lien avec l’exercice 2019.

A titre d’exemple, le Service cantonal des contributions valaisan a édicté (« Provision extraordinaire ») que les « (…) entreprises valaisannes ayant subi directement et indirectement les conséquences négatives liées à l’épidémie de coronavirus (COVID-19) pourront constituer exceptionnellement sur l’exercice comptable 2019, une provision de 50% du revenu net de l’activité lucrative indépendante (PP) ou du bénéfice net (PM) mais limitée au maximum à CHF 300’000. Cette provision sera ensuite dissoute sur l’exercice comptable 2020. »

(Cf. pour le canton du VS:  https://www.vs.ch/web/communication/detail?groupId=508074&articleId=7034419&redirect=https%3A%2F%2Fwww.vs.ch%2Fweb%2Fscc%2Faccueil%3Fp_p_id%3Dcom_liferay_asset_publisher_web_portlet_AssetPublisherPortlet_INSTANCE_SrH1WXwWqrEy%26p_p_lifecycle%3D0%26p_p_state%3Dnormal%26p_p_mode%3Dview)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Procédure pénale administrative, scellés, secret professionnel de l’avocat

Le recours est dirigé contre une décision de la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral portant sur la saisie de documents et la levée de scellés, soit des mesures de contrainte au sens de l’ art. 79 LTF (cf. également art. 50 al. 3 de la loi fédérale du 22 mars 1974 sur le droit pénal administratif [DPA; RS 313.0]).

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Les recourants se prévalent de diverses violations de leur droit d’être entendus (art. 29 al. 2 Cst.) en lien avec le tri effectué par l’autorité précédente s’agissant des documents figurant sur les supports informatiques saisis par l’AFC.

Compris comme l’un des aspects de la notion générale de procès équitable au sens de l’ art. 29 Cst., le droit d’être entendu garantit au justiciable le droit de s’expliquer avant qu’une décision ne soit prise à son détriment, d’avoir accès au dossier, de prendre connaissance de toute argumentation présentée au tribunal et de se déterminer à son propos, dans la mesure où il l’estime nécessaire, que celle-ci contienne ou non de nouveaux éléments de fait ou de droit, et qu’elle soit ou non concrètement susceptible d’influer sur le jugement à rendre.

Le droit d’être entendu garanti à l’ art. 29 al. 2 Cst. implique également le devoir pour l’autorité de motiver sa décision. Selon la jurisprudence, il suffit que le juge mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l’ont guidé et sur lesquels il a fondé sa décision, de manière à ce que l’intéressé puisse se rendre compte de la portée de celle-ci et l’attaquer en connaissance de cause. L’autorité n’a pas l’obligation d’exposer et de discuter tous les faits, moyens de preuve et griefs invoqués par les parties, mais peut au contraire se limiter à l’examen des questions décisives pour l’issue du litige ( ATF 145 IV 99 consid. 3.1; 143 III 65 consid. 5.2; 141 IV 244 consid. 1.2.1). Dès lors que l’on peut discerner les motifs qui ont guidé la décision de l’autorité, le droit à une décision motivée est respecté même si la motivation présentée est erronée. La motivation peut d’ailleurs être implicite et résulter des différents considérants de la décision. En revanche, une autorité se rend coupable d’un déni de justice formel lorsqu’elle omet de se prononcer sur des griefs qui présentent une certaine pertinence ou de prendre en considération des allégués et arguments importants pour la décision à rendre (ATF 141 V 557 consid. 3.2.1).

Selon la jurisprudence, la violation du droit d’être entendu peut être réparée lorsque la partie lésée a la possibilité de s’exprimer devant une autorité de recours jouissant d’un plein pouvoir d’examen. Cependant, une telle réparation doit rester l’exception et n’est admissible, en principe, que dans l’hypothèse d’une atteinte qui n’est pas particulièrement grave aux droits procéduraux de la partie lésée. Cela étant, une réparation de la violation du droit d’être entendu peut également se justifier, même en présence d’un vice grave, lorsque le renvoi constituerait une vaine formalité et aboutirait à un allongement inutile de la procédure, ce qui serait incompatible avec l’intérêt de la partie concernée à ce que sa cause soit tranchée dans un délai raisonnable (ATF 145 I 167 consid. 4.4; 142 II 218 consid. 2.8.1 et les références citées).

Lorsque la poursuite d’infractions est confiée, comme en l’espèce, à une autorité administrative fédérale, le droit pénal administratif est applicable ( art. 1 DPA). Dans la mesure où le DPA ne règle pas exhaustivement certaines questions, les dispositions du CPP sont applicables en principe par analogie.

Dans le chapitre relatif aux mesures de contrainte, l’art. 45 al. 1 DPA prévoit que le séquestre, la perquisition, l’arrestation provisoire ou l’arrestation doivent être opérés avec les égards dus à la personne concernée et à sa propriété.

Selon l’art. 46 al. 3 DPA, il est interdit de séquestrer les objets et les documents concernant des contacts entre une personne et son avocat si celui-ci est autorisé à pratiquer la représentation en justice en vertu de la loi du 23 juin 2000 sur les avocats et n’a pas le statut de prévenu dans la même affaire.

L’art. 50 al. 1 DPA dispose que la perquisition visant des papiers doit être opérée avec les plus grands égards pour les secrets privés (1ère phrase); en particulier, les papiers ne seront examinés que s’ils contiennent apparemment des écrits importants pour l’enquête (2ème phrase). La perquisition doit être opérée de manière à sauvegarder le secret de fonction, ainsi que les secrets confiés aux ecclésiastiques, avocats, notaires, médecins, pharmaciens, sages-femmes et à leurs auxiliaires, en vertu de leur ministère ou de leur profession (art. 50 al. 2 DPA). Avant la perquisition, le détenteur des papiers est, chaque fois que cela est possible, mis en mesure d’en indiquer le contenu (art. 50 al. 3, 1ère phrase, DPA); s’il s’oppose à la perquisition, les papiers sont mis sous scellés et déposés en lieu sûr (art. 50 al. 3, 2ème phrase, DPA); la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral statue sur l’admissibilité de la perquisition (art. 25 al. 1 DPA [art. 50 al. 3, 3ème phrase, DPA]).

Les mesures de contrainte doivent respecter le principe de proportionnalité (art. 197 al. 1 let. c et d CPP) et sont appliquées avec une retenue particulière lorsqu’elles portent atteinte aux droits fondamentaux de personnes qui n’ont pas le statut de prévenu ( art. 197 al. 2 CPP). L’autorité de levée des scellés examine si les documents présentent ” apparemment ” une pertinence pour l’instruction en cours. Cette question ne peut être résolue dans le détail, puisque le contenu même des documents mis sous scellés n’est pas encore connu. L’autorité de levée des scellés doit s’en tenir, à ce stade, au principe de ” l’utilité potentielle “.

A cet égard, tant l’autorité requérante que le détenteur des pièces mises sous scellés doivent fournir des explications circonstanciées sur l’éventuelle pertinence, respectivement le défaut d’utilité des pièces placées sous scellés. Les obligations en matière de motivation du détenteur sont d’autant plus importantes que l’autorité requérante n’a pas accès au contenu des pièces ; cela vaut en particulier lorsque les documents ou données dont la mise sous scellés a été requise sont très nombreux ou très complexes.

Les exigences en matière de motivation et de collaboration ne sont pas différentes ou moindres lorsque le requérant se prévaut d’un autre motif pour obtenir le maintien des scellés. S’agissant en particulier du secret professionnel de l’avocat, le requérant doit démontrer que le mandataire en cause a été consulté dans le cadre d’une activité professionnelle typique. Si tel est le cas, ce secret couvre non seulement les documents ou conseils émis par l’avocat lui-même dans le cadre de son activité typique, mais également toutes les informations, faits et documents confiés par le mandant qui présentent un rapport certain avec l’exercice de la profession d’avocat (cf. art. 321 CP), rapport qui peut être fort ténu. En revanche, la transmission à titre de simple copie d’un courrier à un avocat ne suffit pas pour considérer que l’écriture en cause serait également protégée. En présence ensuite d’un secret professionnel avéré, au sens de l’art. 171 CPP, l’autorité de levée des scellés élimine les pièces couvertes par ce secret. Elle prend également les mesures nécessaires pour préserver, parmi les documents remis aux enquêteurs, la confidentialité des tiers non concernés par l’enquête en cours. Il en va de même lorsque des pièces ou objets bénéficient de la protection conférée par l’ art. 264 al. 1 CPP.

Les recourants se plaignent que l’autorité précédente leur avait initialement demandé, par courrier du 6 décembre 2017, de lui faire part de leur liste de mots-clés, sans les informer à cette occasion de la méthode de tri qu’elle entendait utiliser dans la suite de la procédure. A défaut d’indications contraires, ils affirment ainsi avoir compris que la liste de mots-clés – qu’ils avaient fournie le 12 janvier 2018 – avait pour but d’identifier les documents sur lesquels les scellés devaient être d’office maintenus, les autres documents devant faire l’objet d’un tri manuel ultérieur afin d’examiner une éventuelle levée des scellés. Dans ce contexte, ils reprochent également à la cour fédérale de ne pas leur avoir laissé la possibilité de consulter l’ensemble des données placées sous scellés.

Il ressort de la décision entreprise que, pour identifier, parmi les nombreux documents saisis – environ 19’000 -, ceux qui seraient couverts par un secret, la Cour des plaintes a procédé en deux étapes: elle a ainsi, dans un premier temps, donné mandat, le 25 juillet 2018, aux experts de […] d’isoler, sur les supports informatiques saisis, les documents renfermant les mots-clés communiqués le 12 janvier 2018 par les recourants, en l’occurrence les mots ” Avocat “, ” Avocats “, ” E/F.________ et Associés “, ” E/F.________ & associés “, ” E/F.________ Avocats SA “, ” E/F.________ “, ” E.________ ” et ” F.________ ” ainsi que ” tout e-mail envoyé aux adresses e-mail se terminant par @E/F.________.ch ou qui sont émis depuis ces adresses “. Dans un second temps, l’autorité précédente a procédé à un tri manuel des documents mis en évidence par les experts, en écartant ceux qui étaient couverts par le secret professionnel de l’avocat.

Si, par la nature des mots-clés communiqués à l’autorité de levée de scellés, les recourants entendaient manifestement faire valoir que certains documents sous scellés étaient couverts par le secret professionnel de l’avocat, il n’apparaît pas pour autant qu’ils avaient remis en cause l’utilité potentielle des documents saisis pour l’enquête en cours, alors que l’AFC avait pour sa part relevé, à l’appui de ses requêtes de levée des scellés, que des informations pertinentes pour l’enquête étaient susceptibles de se trouver dans l’ensemble des supports de données perquisitionnés.

Dans ce contexte, et dès lors que seuls les documents qui présentent un rapport certain avec l’exercice de la profession d’avocat sont susceptibles d’être protégés, à l’exclusion par exemple de la transmission à titre de copie d’un courrier à un avocat, les recourants ne pouvaient pas partir du principe que la seule présence dans un fichier, par hypothèse du mot-clé ” Avocat “, suffirait à justifier, sans autre examen ultérieur, le maintien des scellés sur le document en question. Ainsi, en dépit d’informations expressément communiquées par l’autorité quant à la méthode qu’elle entendait utiliser, les recourants devaient néanmoins comprendre qu’au vu du nombre important de fichiers contenus dans les supports informatiques placés sous scellés, les mots-clés allaient servir à opérer un tri informatique permettant, dans un premier temps, d’identifier les documents dont le maintien des scellés pouvait entrer en considération en raison d’un contenu relevant du secret professionnel de l’avocat, avant la réalisation d’un second tri, manuel, des documents pré-sélectionnés par ce biais. Le recours à un tel processus n’a au demeurant rien d’insolite compte tenu des circonstances d’espèce, soit en particulier du nombre important de documents à examiner, dont la pertinence pour l’enquête n’était en soi pas contestée.

Par ailleurs, en tant que les recourants se plaignent de ne pas avoir eu accès aux documents placés sous scellés et qu’ils n’ont dès lors pas pu désigner précisément chacun des documents concernés par la présence d’un secret protégé, on ne voit toutefois pas que la méthode utilisée était en l’espèce inapte à identifier, parmi l’ensemble des supports placés sous scellés, des fichiers pouvant relever du secret professionnel de l’avocat, étant observé une nouvelle fois qu’en tant que telle, la pertinence des documents saisis n’était pas contestée. S’agissant d’éventuelles correspondances manuscrites avec des avocats, qui auraient été scannées par la suite et pour lesquelles une recherche informatique par mot-clé ne serait pas opportune, il appartenait aux recourants, en vertu de leur devoir de collaborer, d’indiquer à tout le moins les emplacements où de telles correspondances étaient susceptibles de se trouver. A cet égard, la cour fédérale pouvait du reste considérer que les recourants avaient nécessairement dû établir une quelconque classification de leurs documents informatiques – sans quoi il aurait été impossible d’exploiter le volume important de leurs données électroniques – et qu’ils devaient connaître cette classification au moins dans ses grandes lignes, même sans avoir accès aux données saisies. Enfin, dans la mesure où les recourants estimaient que des documents couverts par un secret professionnel pouvaient également se trouver dans des documents ne comportant pas les mots-clés soumis, il leur était loisible d’exercer à meilleur escient la faculté qui leur était offerte de soumettre de tels mots-clés, notamment en relevant le nom d’autres avocats ou encore des mots en lien avec l’activité de […] de la recourante B.A.________.

Il s’ensuit que, dans la mesure où il se rapporte à la méthode utilisée par l’autorité précédente et à l’accès à l’ensemble des objets placés sous scellés, le grief doit être rejeté.

Les recourants reprochent par ailleurs à la cour fédérale de ne pas avoir indiqué, dans la décision entreprise, les documents sur lesquels elle avait finalement maintenu les scellés, respectivement les avait levés à la suite du tri manuel qu’elle avait effectué. Ils exposent à cet égard avoir pourtant identifié, dans leurs déterminations du 29 mars 2019, les documents qui devaient être protégés, parmi ceux désignés par le tri des experts, dont le résultat leur avait été transmis sur une clé USB.

Il est observé que, par leur écriture du 29 mars 2019, les recourants avaient opéré une classification, en quatre catégories, des documents désignés par les experts. La première énumérait ceux qu’il leur avait été techniquement impossible d’ouvrir (liste n° 1), alors que la deuxième relevait les documents comportant l’un ou l’autre mot-clé, mais pas de secrets professionnels (liste n° 2), et que la troisième concernait les documents qui ne comportaient aucun mot-clé (” faux positifs “; liste n° 3). Enfin, la quatrième avait trait aux documents qui, selon les recourants, devaient être protégés en vertu des 46 al. 3 et 50 al. 2 DPA (liste n° 4).

S’agissant de l’impossibilité d’ouvrir certains fichiers (liste n° 1), la cour fédérale paraît avoir considéré que celle-ci était imputable à un problème technique survenu chez les recourants, de sorte que ceux-ci devaient supporter les conséquences de cette défaillance. Cela étant, il n’est pas critiquable de considérer qu’il appartenait aux recourants, dans le cadre de leur devoir de collaborer, d’entreprendre les démarches nécessaires afin de disposer du matériel informatique adéquat leur permettant de consulter les documents litigieux ou, le cas échéant, de solliciter eux-mêmes directement de l’aide, par exemple auprès de spécialistes en la matière. Ainsi en particulier, les recourants ne pouvaient se borner à invoquer l’impossibilité d’ouvrir les fichiers pour s’opposer à la levée des scellés sur ceux-ci, sans démontrer à l’autorité précédente qu’ils avaient, à tout le moins, cherché à déterminer la cause du problème allégué. Au surplus, en tant qu’ils se prévalent, pour la première fois devant le Tribunal fédéral, que la défaillance serait liée à l’utilisation par les experts de programmes informatiques inconnus, ils ne prétendent pas pour autant avoir invoqué cet aspect précédemment, de sorte que leurs critiques sont dans cette mesure contraires au principe de la bonne foi en procédure, et partant irrecevables (cf. art. 5 al. 3 Cst.).

Enfin, il n’est pas non plus critiquable de considérer que l’existence de ” faux positifs ” (liste n° 3) ou de doublons – soit des documents qui apparaissaient plusieurs fois parmi ceux désignés par les experts – ne constituait pas en soi un motif suffisant pour remettre en cause le travail effectué par les experts, qui avait permis de mettre en évidence plusieurs milliers de documents.

S’agissant de la liste n° 4, les recourants ont expliqué, dans leurs déterminations du 29 mars 2019, que celle-ci énumérait des fichiers comprenant des correspondances, mais également des projets d’écritures et des notes concernant en particulier ” le dossier Swissmedic “, établies notamment par l’étude d’avocats E/F.________ et associés, mais également par d’autres avocats.

Cela étant, dans la mesure où les recourants avaient identifié, parmi les documents mis en évidence par les experts, ceux qui étaient susceptibles de devoir être protégés par le secret professionnel de l’avocat (liste n° 4), respectivement ceux qui ne devaient pas l’être (liste n° 2), l’autorité précédente se méprend en considérant que les recourants n’avaient pas satisfait à leur obligation de collaborer et qu’il n’y avait ainsi pas lieu de tenir compte du tri qu’ils avaient proposé. Ainsi, si la cour fédérale a certes relevé avoir écarté, dans le cadre de son propre tri, les documents qui étaient couverts par un secret professionnel, il lui appartenait, en rendant sa décision, de communiquer aux recourants à tout le moins la liste des documents, parmi ceux désignés par les experts, sur lesquels les scellés avaient été levés. A défaut pour l’autorité précédente d’avoir procédé de la sorte, il faut admettre que les recourants ont été empêchés de confronter le résultat du tri qu’ils avaient proposé à celui du tri finalement opéré par l’autorité et ainsi d’exercer valablement leur droit de recours, en violation de leur droit d’être entendus.

Dès lors que la violation constatée n’est pas susceptible d’être réparée dans le cadre de la présente procédure, la décision attaquée doit être annulée et la cause renvoyée à l’autorité précédente pour qu’elle informe les recourants, dans le cadre de la nouvelle décision à rendre, du résultat du tri qu’elle a effectué.

(Arrêt du Tribunal fédéral 1B_539/2019 du 19 mars 2020)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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