Donation imposable: quid de l’attribution découlant d’un “devoir moral” (art. 239 al. 3 CO)?

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L’objet du litige consiste à déterminer si l’administration cantonale des impôts genevoise (AFC-GE)  était fondée à considérer les six versements de M. C______ à la recourante, d’un montant total de CHF 190’622.- effectués entre le 29 avril 2016 et le 29 mai 2017, comme étant des donations, imposables dans le chef de la recourante en vertu de la loi genevoise sur les droits d’enregistrement du 9 octobre 1969 (LDE – D 3 30).

Selon l’art. 1 LDE, les droits d’enregistrement sont un impôt qui frappe toute pièce, constatation, déclaration, condamnation, convention, transmission, cession et en général toute opération ayant un caractère civil ou judiciaire, dénommées dans la loi comme : « actes et opérations », soumises soit obligatoirement soit facultativement à la formalité de l’enregistrement ; ils sont perçus par l’administration de l’enregistrement et des droits de succession du canton de Genève (al. 1). L’enregistrement consiste à analyser et à mentionner dans un registre spécial tous actes et opérations soumis à cette formalité (al. 2). Au sens de la loi, l’expression « enregistré » ne vise que les opérations effectuées par l’administration mentionnées ci-dessus (al. 3).

L’art. 3 let. h LDE soumet obligatoirement à l’enregistrement, sous réserve des exceptions prévues par la loi, les donations et autres avantages semblables que les dispositions du titre IV assujettissent à cette obligation sous réserve des dispositions de l’art. 6 let. u et v LDE.

Selon l’art. 11 LDE, sous réserve des exceptions mentionnées aux art. 6 let. u et v, 28 et 29 al. 5 LDE, toute disposition entre vifs par laquelle une personne physique ou morale cède, sans contrepartie correspondante, à une autre personne physique ou morale, tout ou partie de ses biens ou de ses droits, en propriété, en nue-propriété ou en usufruit, est, en tant que donation, soumise obligatoirement aux droits d’enregistrement (al. 1). Est également réputé donation, tout abandon de biens, de droits ou d’autres avantages semblables, ainsi que toute remise de dette, concédés à titre gratuit (al. 2). La différence de valeur constatée dans un acte à titre onéreux entre les prestations des parties, est présumée donation, sauf preuve contraire (al. 3).

En matière de donations de biens mobiliers, les droits ne sont exigibles que si le donateur est domicilié dans le canton de Genève (art. 12 al. 2 LDE).

L’art. 138 LDE précise que les parties sont tenues de faire enregistrer tous les actes et opérations ainsi que les déclarations de transfert et d’autres opérations dont l’enregistrement est obligatoire en application de la LDE (al. 1). Cette obligation incombe solidairement aux donateur et donataire, aux cohéritiers en matière de partage successoral et aux époux dont le régime matrimonial est modifié ou liquidé (al. 2).

Selon l’ancien art. 160 LDE, applicable jusqu’au 1er janvier 2020, tous les autres actes et opérations obligatoirement soumis à l’enregistrement en application de la loi, notamment les donations, les partages de succession, les liquidations résultant de changement de régime matrimonial, les reprises de biens, visés à l’art. 3 LDE, doivent être déposés en vue de cette formalité, dans le délai de dix jours à compter de la date de l’acte ou de l’opération.

La donation est la disposition entre vifs par laquelle une personne cède tout ou partie de ses biens à une autre sans contreprestation correspondante (art. 239 al. 1 de la loi fédérale complétant le Code civil suisse du 30 mars 1911 – Livre cinquième : Droit des obligations – CO – RS 220). La donation est un contrat unilatéral – car une seule des parties s’oblige – et un acte bilatéral, car la concordance des volontés est exigée (art. 1 et 239 CO). La concordance des volontés des parties s’exprime par la volonté des parties – du donateur et du donataire – de conclure un contrat selon lequel le donateur consent à faire une attribution à titre gratuit que le donataire est prêt à accepter. Le donateur et le donataire doivent être conscients des éléments du contrat, qui sont objectivement et subjectivement essentiels pour l’un d’eux ou pour les deux. Sans cette concordance des volontés, la donation n’est pas valable.

La donation se caractérise par un élément subjectif, la volonté du donateur de donner sans contre-prestation correspondante, et par deux critères objectifs, la diminution du patrimoine du donateur et l’enrichissement du donataire.

La volonté de donner doit se manifester par l’appauvrissement du donateur, lequel est la contrepartie de l’enrichissement du donataire.

Selon la jurisprudence, la mise à disposition de patrimoine, le caractère gratuit et la volonté de donner sont communes au droit civil et au droit fiscal (ATF 118 Ia 497 consid. 2b.aa ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_597/2017 du 27 mars 2018 consid. 3.1.2). Les motifs pour lesquels les dons sont effectués (reconnaissance, générosité, devoir moral, etc.) n’exercent aucune influence sur l’assujettissement. La notion de donation peut être plus large en droit fiscal qu’en droit civil (ATF 118 Ia 497 consid. 2b.cc ; ATA/1848/2019 du 20 décembre 2019 consid. 4a).

De plus, il ne peut y avoir volonté de donner lorsque la prestation n’est pas faite à titre gratuit, mais procède de l’accomplissement d’une obligation juridique, quelle qu’en soit la cause (arrêt du Tribunal fédéral 2C_703/2017 du 15 mars 2019 consid. 3.3.2).

Selon l’art. 239 CO, le fait de renoncer à un droit avant de l’avoir acquis ou de répudier une succession ne constitue pas une donation (al. 2). Il en est de même de l’accomplissement d’un devoir moral (al. 3).

La condition, objective, de la gratuité de l’attribution est réalisée lorsque le donataire ne fournit pas, pour le don, de contre-prestation en faveur du donateur.

La condition, subjective, de l’animus donandi signifie que le donateur doit avoir la conscience et la volonté d’effectuer une attribution à titre gratuit en faveur du donataire.

Selon la jurisprudence, il n’y a pas d’animus donandi lorsque la prestation n’est pas effectuée librement, mais en vertu d’une obligation juridique (ATF 146 II 6 consid. 7.1 ; arrêts du Tribunal fédéral 2C_703/2017 du 15 mars 2019 consid. 3.3.2 ; 2P.296/2005 du 29 août 2006 traduit in RDAF 2006 II 501 ; 2A.668/2004 du 22 avril 2005 consid. 3.4.3). Cette obligation juridique peut être légale, statutaire ou contractuelle. La donation doit donc avoir un caractère discrétionnaire : un donateur donne ce qu’il veut, à qui il veut et quand il le veut.

En se référant à l’art. 239 al. 3 CO, qui dispose que l’accomplissement d’un devoir moral ne constitue pas une donation, la doctrine nie aussi l’existence d’un animus donandi lorsqu’une personne effectue une prestation en accomplissement d’un devoir moral […]. Certains de ces auteurs précisent toutefois que l’existence d’un devoir moral ne doit pas être admise largement […]. À titre d’exemples de versements effectués par devoir moral, certains mentionnent les montants versés à titre d’entretien d’un ancien concubin afin de lui éviter de dépendre de l’aide sociale, ou les montants versés à un enfant par un parent qui ne serait pas lié à son égard par une obligation légale d’entretien.  

Dans une affaire qui concernait l’ancien droit cantonal bernois relatif à l’impôt sur les donations, le Tribunal fédéral a souligné que les motifs qui ont présidé à une donation, tels que la gratitude, la générosité ou l’existence d’un devoir moral, n’étaient pas pertinents pour l’assujettissement à l’impôt sur les donations, et que la disposition cantonale bernoise qui le précisait (« Die Gründe und Absichten, aus welchen die Schenkung erfolgte, üben auf die Steuerpflicht keinen Einfluss aus ») montrait seulement que la notion fiscale de donation pouvait être plus large que celle du droit civil (ATF 118 Ia 497 consid. 2b cc ).

Dans un autre arrêt, qui concernait également l’impôt sur les donations bernois, le Tribunal fédéral a laissé ouverte la question de savoir si l’existence d’un devoir moral pouvait être assimilée à une obligation juridique, ce qui ferait obstacle à la reconnaissance du caractère gratuit de l’attribution et, partant, à l’existence d’une donation (arrêt du Tribunal fédéral 2P.332/1999 du 4 avril 2000 consid. 3d ; aussi ATF 102 Ia 418 consid. 4c, en lien avec le droit cantonal zurichois, où le Tribunal fédéral a examiné si l’instance précédente était tombée dans l’arbitraire en considérant que les circonstances du cas d’espèce ne permettaient pas d’appliquer la jurisprudence cantonale zurichoise qui excluait l’existence d’une donation en cas de devoir moral).

Il ressort de ces arrêts que la jurisprudence n’est pas univoque quant au point de savoir si l’existence d’un devoir moral exclut ou non l’existence d’une donation sous l’angle du droit fiscal (arrêt du Tribunal fédéral 2C_148/2020 précité consid. 7.4).

Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral n’a pas tranché la question en matière de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 (LIFD – RS 642.11).

Par rapport aux libéralités en exécution d’un devoir moral (art. 239 al. 3 CO), la doctrine relève que les devoirs visés sont ceux qui s’imposent ou que le donateur ressent comme tels pour des raisons morales et éthiques.

Le devoir moral, initialement imparfait, devient un devoir juridique de par la promesse de l’honorer ou de par son exécution. Néanmoins, l’art. 239 al. 3 CO exclut l’application des règles sur la donation à ces libéralités pour inciter, par un minimum d’exigences (formelles), à l’exécution de ces obligations et pour empêcher toute révocation. Une interprétation restrictive du terme « devoir moral » et une appréciation stricte de la volonté de s’engager du donateur s’imposent par rapport à ces donations, d’une part, pour ne pas trop réduire le champ d’application de l’art. 239 et ss CO et, d’autre part, pour protéger en particulier le donateur contre les risques de tels engagements. Des auteurs regrettent cependant que ces libéralités ne soient pas soumises aux exigences de forme du contrat de donation.

La donation faite en exécution d’un devoir moral peut consister par exemple en des contributions à l’entretien de l’enfant du conjoint, en accomplissement d’un devoir moral envers le conjoint ou envers l’enfant. La rémunération d’une prestation ou d’un service qui ne doit pas être rémunéré peut être effectuée en exécution d’un devoir moral au sens de l’art. 239 al. 3 CO ou constituer une donation ordinaire.

Les donations accomplies en exécution d’un devoir moral qui lèsent les droits des créanciers du donateur peuvent faire l’objet d’une action révocatoire (art. 286 de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite du 11 avril 1889 – LP – RS 281.1 ; art. 82 de la loi fédérale sur le contrat d’assurance du 2 avril 1908 – LCA – RS 221.229.1). Le droit fiscal connaît ses propres délimitations.

La donation en accomplissement d’un devoir moral est, pour la jurisprudence et la majorité de la doctrine, sujette aux rapports et réunions/réductions matrimoniale et successorale […].

Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a retenu que la promesse de prendre à sa charge l’amende fiscale infligée à un tiers ne constituait pas un devoir moral (ATF 79 II 151 in JdT 1954 I 112-114).

En droit fiscal, le principe de la libre appréciation de la preuve s’applique. L’autorité forme librement sa conviction en analysant la force probante des preuves administrées, en choisissant entre les preuves contradictoires ou les indices contraires qu’elle a recueillis. Cette liberté d’appréciation, qui doit s’exercer dans le cadre de la loi, n’est limitée que par l’interdiction de l’arbitraire. Il n’est pas indispensable que la conviction de l’autorité de taxation confine à une certitude absolue qui exclurait toute autre possibilité ; il suffit qu’elle découle de l’expérience de la vie et du bon sens et qu’elle soit basée sur des motifs objectifs.

En matière fiscale, il appartient à l’autorité de démontrer l’existence d’éléments créant ou augmentant la charge fiscale, tandis que le contribuable doit supporter le fardeau de la preuve des éléments qui réduisent ou éteignent son obligation d’impôts. S’agissant de ces derniers, il appartient au contribuable non seulement de les alléguer, mais encore d’en apporter la preuve et de supporter les conséquences de l’échec de cette preuve, ces règles s’appliquant également à la procédure devant les autorités de recours.

En l’espèce, les sommes que la recourante a reçues entre le 29 avril 2016 et le 29 mai 2017 pour un montant total convertis de CHF 190’622.- sont venues accroître son patrimoine sans contrepartie et représentent de ce fait a priori une donation soumise aux droits d’enregistrement au sens de la LDE.

Même s’il ressort de l’attestation signée par M. C______ le 6 décembre 2016 qu’il a effectué ces versements dans le cadre d’une « réparation et dédommagement des préjudices » que la recourante avait pu avoir subi par la faute de l’intéressé, cela ne suffit pas à exclure l’animus donandi du donateur.

La recourante devant supporter le fardeau de la preuve en application de la jurisprudence précitée, elle devait prouver le lien de causalité entre son préjudice et les versements reçus de la part de M. C______.

Or et mis à part le document du 6 décembre 2016 signé par M. C______ dont il ne ressort pas à qui il est destiné ni pour quelles raisons il aurait causé un préjudice à sa belle-sœur, rien dans le dossier vient à l’appui de la position de la recourante. […]

Au vu de ces éléments, force est de constater que la recourante échoue à apporter la preuve que les versements opérés par M. C______ ont été effectués par devoir moral, au sens de l’art. 239 al. 3 CO, excluant ainsi la condition subjective de l’animus donandi.

(Arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice ATA/311/2021 du 09.03.2021 ; https://justice.ge.ch/apps/decis/fr/ata/show/2624140?doc=)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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