Aux termes de l’art. 8 al. 1 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. – RS 101), tous les êtres humains sont égaux devant la loi. Les personnes morales peuvent également se prévaloir de ce principe.
Une décision ou un arrêté viole le principe de l’égalité consacré à l’art. 8 al. 1 Cst lorsqu’il établit des distinctions juridiques qui ne se justifient par aucun motif raisonnable au regard de la situation de fait à réglementer, ou qu’il omet de faire des distinctions qui s’imposent au vu des circonstances. Il faut que le traitement différent ou semblable injustifié se rapporte à une situation de fait importante. La question de savoir s’il existe un motif raisonnable pour une distinction peut recevoir des réponses différentes suivant les époques et les idées dominantes. Le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation dans le cadre de ces principes.
Les différents principes de droit fiscal déduits de l’égalité de traitement ont été codifiés à l’art. 127 al. 2 Cst. En vertu de cette disposition, dans la mesure où la nature de l’impôt le permet, les principes de l’universalité, de l’égalité de traitement et de la capacité économique doivent, en particulier, être respectés. Le principe de l’universalité de l’impôt exige que toute personne ou groupe de personnes soit imposé selon la même règlementation juridique. Il interdit, d’une part, que certaines personnes ou groupes de personnes soient exonérés sans motif objectif (interdiction du privilège fiscal), car les charges financières de la collectivité qui résultent des tâches publiques générales qui lui incombent doivent être supportées par l’ensemble des citoyens ; il prohibe, d’autre part, une surimposition d’un petit groupe de contribuables (interdiction de la discrimination fiscale ). D’après le principe d’imposition selon la capacité économique, toute personne doit contribuer à la couverture des dépenses publiques, compte tenu de sa situation personnelle et en proportion de ses moyens ; la charge fiscale doit être adaptée à la substance économique à la disposition du contribuable. Le principe d’égalité n’exige cependant pas que tous les contribuables soient traités de manière rigoureusement égale. Sous réserve d’une inégalité flagrante, le principe d’égalité ne peut garantir l’égalité de traitement que de manière globale. Dès lors qu’une égalité absolue ne peut pas être atteinte, il suffit que la législation fiscale ne conduise pas d’une manière générale à frapper beaucoup plus lourdement certains groupes de contribuables.
Lorsqu’ils prélèvent les impôts, les cantons sont tenus d’observer ces principes fiscaux. Toutefois, en matière d’impôts indirects et d’impôts réels, il convient de décider de cas en cas dans quelle mesure il se justifie de les appliquer. Plus précisément, les principes de l’art. 127 al. 2 Cst. ne trouvent à s’appliquer que dans la mesure où la nature de l’impôt le permet.
Par ailleurs, le principe de la légalité en droit fiscal, érigé en droit constitutionnel indépendant à l’art. 127 al. 1 Cst. et qui s’applique à toutes les contributions publiques, tant fédérales que cantonales ou communales, prévoit que les principes généraux régissant le régime fiscal, notamment la qualité de contribuable, l’objet de l’impôt et son mode de calcul, doivent être définis par la loi.
La loi s’interprète en premier lieu selon sa lettre (interprétation littérale). Si le texte n’est pas absolument clair, si plusieurs interprétations de celui-ci sont possibles, le juge doit rechercher la véritable portée de la norme au regard notamment de la volonté du législateur telle qu’elle ressort, entre autres, des travaux préparatoires (interprétation historique), du but de la règle, de son esprit, ainsi que des valeurs sur lesquelles elle repose, singulièrement de l’intérêt protégé (interprétation téléologique) ou encore de sa relation avec d’autres dispositions légales (interprétation systématique). Le juge ne privilégie aucune méthode d’interprétation, mais s’inspire d’un pluralisme pragmatique pour rechercher le sens véritable de la norme ; il ne se fonde sur la compréhension littérale du texte que s’il en découle sans ambiguïté une solution matériellement juste.
L’interprétation de la loi peut conduire à la constatation d’une lacune. Une lacune authentique (ou proprement dite) suppose que le législateur s’est abstenu de régler un point alors qu’il aurait dû le faire et qu’aucune solution ne se dégage du texte ou de l’interprétation de la loi. En revanche, si le législateur a renoncé volontairement à codifier une situation qui n’appelait pas nécessairement une intervention de sa part, son inaction équivaut à un silence qualifié. Quant à la lacune improprement dite, elle se caractérise par le fait que la loi offre certes une réponse, mais que celle-ci est insatisfaisante. D’après la jurisprudence, seule l’existence d’une lacune proprement dite appelle l’intervention du juge, tandis qu’il lui est en principe interdit, selon la conception traditionnelle qui découle notamment du principe de la séparation des pouvoirs, de corriger les silences qualifiés et les lacunes improprement dites, à moins que le fait d’invoquer le sens réputé déterminant de la norme ne soit constitutif d’un abus de droit, voire d’une violation de la Cst..
Les art. 76 à 79 de la loi générale du canton de Genève sur les contributions publiques du 9 novembre l887 (LCP – D 3 05) ont trait à l’impôt immobilier complémentaire (ci-après : IIC), qui ne fait pas partie du droit harmonisé et relève ainsi du droit cantonal.
Selon l’art. 76 LCP, il est perçu un impôt annuel de 1 ‰ sur la valeur de tous les immeubles situés dans le canton (al. 1). Cet impôt est perçu sur la valeur des immeubles (al. 2). L’impôt est réduit à ½ ‰ pour les propriétés exclusivement agricoles appartenant à un propriétaire dont la fortune immobilière ne dépasse pas CHF 25’000.- (al. 3) ainsi que pour les terrains improductifs dont le maintien constitue un élément de prospérité pour le canton ou peut être considéré d’intérêt général (al. 4). L’impôt est dû par la personne inscrite comme propriétaire ou usufruitier au RF (al. 5).
Aux termes de l’art. 77 LCP, pour les immeubles appartenant à des personnes morales ayant leur siège dans le canton ou hors du canton, à l’exception des terrains complètement improductifs et des immeubles qui servent directement à l’industrie, au commerce ou à l’exploitation de la personne morale qui les possède, le taux de l’impôt est porté à (al. 1) : 1 ½ ‰ pour les personnes morales qui ne poursuivent pas un but lucratif (let. a), 2 ‰ pour les sociétés exclusivement immobilières (let. b), 2 ‰ pour les personnes morales qui poursuivent un but lucratif (let. c).
Selon les travaux parlementaires (en 1923 !) ayant conduit à l’adoption de ces dispositions, l’IIC visait non seulement à réduire les droits de mutation, jugés trop élevés, mais également à atteindre les propriétaires de biens immobiliers qui, grâce à la cession réelle ou effective de créances hypothécaires sur leurs immeubles, pouvaient n’avoir à payer pour ces derniers aucune taxe sur la fortune. La nouvelle taxe devait aussi empêcher la formation de sociétés anonymes ayant pour but essentiel d’échapper à l’impôt ou de réduire les effets de sa progressivité. De plus, l’éclosion de sociétés purement immobilières privait l’État de ressources importantes. Alors que les immeubles appartenant aux personnes physiques changeaient nécessairement de propriétaire à des intervalles plus ou moins rapprochés, soit par réalisation, soit par dévolution, et qu’à l’occasion de ces changements l’autorité fiscale percevait des droits de mutation ou d’enregistrement, le transfert des biens immobiliers appartenant aux sociétés purement immobilières et aux autres sociétés, qui pouvaient rester plusieurs générations dans les mêmes mains, ne procurait aucune recette à l’État, ce qui n’était plus admissible. L’IIC applicable aux personnes morales visait à contrebalancer un privilège, dès lors que les personnes physiques payaient un impôt progressif et étaient exposées à payer des droits de mutation.
L’IIC devait ainsi frapper d’une taxe de 1 ‰ les immeubles appartenant à des personnes physiques et de 2 ‰ ceux appartenant à des personnes morales, taux toutefois abaissé à 1 ½ ‰ en commission, et qui, souvent par leur destination, échappaient aux droits de mutation ainsi qu’aux droits de succession. La différence de taux a été discutée au parlement. Plusieurs députés ont ainsi indiqué que la différence de ½ ‰ entre les personnes physiques et morales n’était pas assez importante, dès lors que ces dernières ne payaient pas nécessairement des droits de mutation et qu’elles profitaient en premier lieu de la défalcation des droits de mutation et des dettes hypothécaires (MGC 1923 I 373-424, p. 402, p. 407). Les personnes morales jouissaient également de certains avantages dont les personnes physiques ne bénéficiaient pas, par exemple la non-progressivité de l’impôt, qui était un point extrêmement important à considérer et dont il fallait tenir compte, ce qui justifiait d’augmenter le taux de l’IIC à 2 ‰ pour ces entités (MGC 1923 I 373-424, p. 414).
En l’espèce, la recourante conteste la décision de l’Administration fiscale cantonale (AFC-GE) d’avoir procédé à sa taxation pour l’année 2010 au titre de l’IIC au taux de 2 ‰. Ce faisant, ces autorités se sont limitées à appliquer l’art. 77 al. 1 LCP, dont le texte clair prévoit la taxation de l’IIC à ce taux pour les sociétés exclusivement immobilières et les personnes morales qui poursuivent un but lucratif (let. b et c). Sur ce point, le jugement entrepris ne prête ainsi pas le flanc à la critique, ce que la recourante ne conteste du reste pas.
La recourante s’en prend toutefois indirectement à l’art. 77 LCP, qui serait contraire au principe d’égalité de traitement, les personnes physiques étant, quant à elles, taxées au taux de 1 ‰, au titre de l’IIC, conformément à l’art. 76 al. 1 LCP.
De jurisprudence constante, la chambre de céans est habilitée à revoir, à titre préjudiciel et à l’occasion de l’examen d’un cas concret, la conformité des normes de droit cantonal au droit supérieur. Si le grief est admis, elle annule la décision litigieuse, mais non la disposition contestée.
S’il est vrai que le taux de l’IIC appliqué aux personnes physiques et morales n’est pas le même, il est toutefois resté inchangé depuis l’adoption de la loi. Il ressort en particulier des travaux parlementaires ayant conduit à son adoption qu’une telle réglementation différenciée était voulue par le législateur, qui ne souhaitait pas un taux identique pour les personnes physiques et morales, une différence de ½ ‰ seulement entre celles-ci ayant même été considérée comme trop peu importante.
Contrairement à ce qu’allègue la recourante, une telle différence de taux n’a pas été justifiée par l’absence de déductibilité de l’IIC de l’impôt sur le revenu des personnes physiques, ce dont les travaux parlementaires ne font pas mention, mais bien par le fait de contrebalancer d’autres privilèges, dès lors que les personnes morales n’étaient souvent pas amenées à payer de droits de mutation étant donné que les immeubles dont elles étaient propriétaires pouvaient rester pendant plusieurs générations entre leurs mains, ce qui n’était pas le cas de ceux détenus par des personnes physiques, et qu’elles profitaient de la défalcation des dettes hypothécaires. Au titre des autres avantages, considérés comme importants par les parlementaires, figurait la non-progressivité de l’impôt pour les personnes morales, ce qui justifiait également l’augmentation du taux de l’IIC à 2 ‰ les concernant.
Une décision de la CCRA du 15 février 2010 a certes permis aux personnes physiques, à l’instar des personnes morales, de déduire l’IIC dans le cadre de l’impôt sur le revenu. Ce seul élément n’est toutefois pas suffisant pour considérer que la situation des personnes physiques et morales serait depuis lors semblable au point de mériter d’être taxées au même taux s’agissant de l’IIC.
En effet, outre le fait que les personnes physiques et morales sont des sujets fiscaux distincts, étant précisé que leur imposition est régie au plan cantonal par des lois différentes, à savoir respectivement la loi sur l’imposition des personnes physiques du 27 septembre 2009 (LIPP – D 3 08) et la loi sur l’imposition des personnes morales du 23 septembre 1994 (LIPM – D 3 15), et au niveau fédéral par des parties spécifiques de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 (LIFD – RS 642.11), les premières sont taxées à un taux progressif (art. 214 LIFD, dans sa teneur au moment de la taxation ; art. 41 et 59 LIPP), alors que les deuxièmes le sont à un taux proportionnel (art. 68 LIFD ; art. 20 et 33 LIPM).
Pour ces motifs déjà, les personnes physiques et morales ne se trouvent pas dans une situation semblable requérant un traitement similaire du point de vue de l’IIC qui, en tant qu’impôt spécial échappant à l’harmonisation et exclusivement régi par le droit cantonal, n’est soumis que de manière limitée aux réquisits de l’art. 127 al. 2 Cst.
À ces éléments s’en ajoutent encore d’autres.
Ainsi, les personnes morales peuvent déduire de leur bénéfice imposable l’intégralité de leurs impôts, et pas seulement l’impôt foncier (art. 59 al. 1 let. a LIFD ; art. 13 al. 1 let. a LIPM), contrairement aux personnes physiques (art. 34 let. e LIFD ; art. 38 let. e LIPP), dont le revenu est également augmenté par la valeur locative des immeubles qu’elles occupent (art. 21 al. 1 let. b LIFD ; art. 24 al. 1 let. b LIPP), ce qui n’est pas le cas pour les personnes morales. Par ailleurs, la recourante oublie de mentionner les différences de taux, au titre de l’IIC, existant entre les personnes morales elles-mêmes, ainsi qu’entre les personnes physiques, qui sont fonction des buts poursuivis par les premières.
Il en résulte qu’en l’absence de situations semblables entre les personnes physiques et morales, le taux d’IIC différencié prévu par les art. 76 et 77 LCP ne contrevient pas au principe d’égalité de traitement.
Il s’ensuit que le recours sera rejeté.
(ATA/1488/2017)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon-les-Bains