Valeur locative d’un bien immobilier en Espagne

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Les recourants, domiciliés à Genève, sont assujettis à l’impôt dans ce pays (art. 3 al. 1 LIFD; art. 3 LHID) de manière illimitée (art. 6 al. 1 LIFD; art. 5 al. 1 de la loi genevoise du 27 septembre 2009 sur l’imposition des personnes physiques [LIPP; RS/GE D 3 08]). Cet assujettissement ne s’étend pas à leur immeuble situé à l’étranger (art. 6 al. 1 LIFD; art. 5 al. 1 LIPP). En tant qu’élément imposable en Suisse (art. 21 al. 1 let. b LIFD; art. 7 al. 1 LHID; art. 24 al. 1 let. b LIPP), la valeur locative de cet immeuble entre toutefois en considération pour la détermination du taux d’imposition des contribuables, tant pour l’IFD que pour l’ICC (exemption sous réserve de progressivité; art. 7 al. 1 LIFD; art. 6 al. 1 LIPP). 

La Convention du 26 avril 1966 entre la Suisse et l’Espagne en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (CDI CH-ESP; RS 0.672.933.21) ne s’oppose pas à ce qui précède. En effet, elle prévoit que la Suisse exempte de l’impôt les revenus ou la fortune qui proviennent des biens immobiliers sis en Espagne, mais qu’elle conserve toutefois la possibilité d’en tenir compte dans la fixation du taux d’imposition, en appliquant “le même taux que si les revenus ou la fortune en question n’avaient pas été exemptés” (art. 23 al. 2 let. a, en lien avec l’art. 6 al. 1 CDI CH-ESP).

 Dans le cas présent, les recourants ne contestent à juste titre pas le principe de la prise en considération de la valeur locative de leur maison située en Espagne pour la détermination de leur taux d’imposition, tant en matière d’IFD que d’ICC, pour l’année fiscale 2012. Ils critiquent uniquement la méthode de calcul choisie par l’Administration fiscale, suivie en cela par la Cour de justice, pour établir le montant de la valeur locative de cet immeuble pour ladite année, en lui reprochant d’avoir pris en compte une méthode de calcul forfaitaire, réservée selon eux aux immeubles situés dans des pays qui ne connaissent pas le concept de la valeur locative, en lieu et place des critères fixés par le droit espagnol. Le litige se limite à cet objet. 

 L’art. 21 al. 2 LIFD prévoit que la valeur locative est déterminée compte tenu des conditions locales et de l’utilisation effective du logement au domicile du contribuable. Selon cette disposition et la jurisprudence en matière d’impôt fédéral direct, la valeur locative doit être estimée à la valeur du marché (cf. art. 16 al. 2 in fine LIFD), en prenant en considération les conditions locales, étant relevé qu’une certaine marge subsiste. La valeur locative doit ainsi correspondre au montant que le propriétaire ou le détenteur des droits de jouissance devrait payer sur le marché pour pouvoir occuper le bien immobilier dans les mêmes conditions. L’art. 21 al. 2 LIFD n’impose pas de méthode de calcul déterminée de la valeur locative, mais la valeur locative retenue par le canton en matière d’impôt fédéral direct ne doit pas se situer en deçà du 70 % de la valeur du marché (ATF 123 II 9 consid. 4b p. 14 s.; arrêt 2C_1/2019 du 16 janvier 2020 consid. 7.1 et autres références citées). 

 En matière d’impôt cantonal et communal, l’art. 7 al. 1 LHID oblige expressément les cantons à imposer la valeur locative des immeubles, mais ne pose pas d’exigences allant au-delà des limites fixées par les normes constitutionnelles, en particulier par le principe d’égalité de traitement entre les propriétaires et les locataires (art. 8 al. 1 Cst.) et les principes fiscaux ancrés à l’art. 127 al. 2 Cst., s’agissant de la détermination de cette valeur. Dans cette mesure, l’impôt fédéral direct et les impôts cantonaux ne connaissent pas d’harmonisation verticale. La LHID n’impose pas aux cantons de méthode déterminée pour le calcul de la valeur locative en matière d’ICC. Les cantons jouissent donc d’une certaine marge de manœuvre dans la fixation de la valeur locative, y compris pour les immeubles se situant à l’étranger. Celle-ci doit correspondre au prix du marché, mais peut notamment être fixée à une valeur inférieure dans la mesure où, dans le cas concret, elle ne passe pas en-dessous de la limite fixée à 60 % du loyer du marché. Savoir si un État étranger connaît un principe de valeur locative équivalent à la notion suisse se détermine selon le droit suisse. Pour pouvoir être prise en compte, la valeur locative étrangère doit ainsi respecter les standards suisses. 

En pratique et lorsque cela est possible, la valeur locative cantonale complète est valable pour l’établissement de la valeur locative de l’IFD (cf. Administration fédérale des contributions, L’imposition de la valeur locative, in Informations fiscales, Conférence suisse des impôts éd., mars 2015 [ci-après: Information de mars 2015] p. 12 note 10).

Répondant aux obligations imposées par l’art. 7 al. 1 LHID, le législateur genevois a édicté l’art. 24 al. 1 let. b et 2 LIPP. L’art. 24 al. 2 LIPP définit la notion de valeur locative et à la teneur suivante : 

“La valeur locative est déterminée en tenant compte des conditions locales. Le loyer théorique des villas et des appartements en copropriété par étage occupés par leur propriétaire est fixé en fonction notamment de la surface habitable, du nombre de pièces, de l’aménagement, de la vétusté, de l’ancienneté, des nuisances éventuelles et de la situation du logement […]”.

L’art. 8 du règlement genevois du 13 janvier 2010 d’application de la loi sur l’imposition des personnes physiques (RIPP; RS/GE D 03 08.01) prévoit que la valeur locative du logement du contribuable dans sa propre maison doit être déterminée en fonction des loyers usuels pratiqués dans la localité pour des logements semblables. Le législateur genevois a ainsi choisi de se baser sur des critères objectifs.

Dans le but d’uniformiser l’imposition de la valeur locative, l’Administration fédérale des contributions a édicté des directives (cf. circulaire du 25 mars 1969 concernant la détermination du rendement locatif imposable des maisons d’habitation [ci-après: circulaire du 25 mars 1969], Archives 38 p. 121 ss; l’abrogation de cette circulaire fin 2009 n’empêche pas son application à des périodes fiscales postérieures; cf. arrêt 2C_843/2016 précité du 31 janvier 2019 consid. 2.2.5 et 3.4). Selon ces directives, la valeur locative se détermine en principe d’après une procédure d’estimation individuelle ou sur la base d’estimations cantonales, pour autant que celles-ci existent et aient été effectuées selon des règles uniformes,

Se fondant sur l’information du 1er février 1991, l’Administration fiscale a pour pratique d’estimer la valeur locative des immeubles situés dans un pays qui ne connaît pas l’imposition de la valeur locative, à 4,5 % de la valeur fiscale du bien (villa ou appartement en PPE). Le taux de 4,5 % tient déjà compte d’une déduction forfaitaire de 25 % de la valeur locative brute pour les frais d’entretien, qui ne peuvent donc être déduits. L’information du 1er février 1991 ne distingue pas les immeubles selon qu’ils sont situés en Suisse ou à l’étranger, précisant uniquement que, pour ces derniers, le rendement (ou la valeur locative) ne sera pris (e) en considération que pour déterminer le taux d’imposition. Le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de préciser que la méthode de calcul forfaitaire prévue par l’information du 1 er février 1991 n’était pas contraire au droit fédéral pour les immeubles situés dans des pays qui ne connaissent pas l’imposition de la valeur locative (cf. arrêts 2C_137/2019 du 23 janvier 2020 consid. 6.2; 2C_829/2016 du 10 mai 2017 consid. 7 ss). 

Les recourants se plaignent d’établissement arbitraire du droit étranger (art. 9 cst.). Ils reprochent à l’autorité précédente d’avoir considéré, en dépit des documents qu’ils ont produit prouvant le contraire, que l’Espagne ne connaissait pas un principe de valeur locative équivalent à la notion suisse. 

 La Cour de justice, se fondant sur un arrêt du Tribunal fédéral du 23 janvier 2020 (2C_137/2019), a retenu que l’Espagne était un pays n’imposant pas la valeur locative et que partant l’Administration fiscale avait à juste titre utilisé la méthode de calcul forfaitaire prévue par l’information du 1er février 1991. 

 En l’occurrence, on peut certes lire au consid. 5 de l’arrêt 2C_137/2019 précité que l’Espagne ne connaît pas l’imposition de la valeur locative. Toutefois, dans cet arrêt, qui concernait également un contribuable genevois disposant d’un immeuble en Espagne, la question de l’existence du principe de valeur locative dans ce pays n’était pas litigieuse. Le litige portait sur la déduction des frais immobiliers effectifs liés notamment à cet immeuble dans le calcul du revenu déterminant le taux d’imposition. Dans cet arrêt, la mention que l’Espagne ne connaissait pas ce type d’imposition reposait uniquement sur le fait que le recourant n’avait pas contesté cet élément et qu’il avait même expressément indiqué en cours de procédure à l’Administration fiscale que ce pays n’imposait pas la valeur locative pour les biens immobiliers à usage propre (arrêt 2C_137/2019 précité let. B.b). Le Tribunal fédéral n’a donc pas tranché cette question, faute de grief soulevé à cet égard et en raison du fait que le droit étranger, sauf exception (cf. art. 16 LDIP), ne doit pas être établi d’office. 

Pris dans sa globalité, et en dépit de la formulation, en cela regrettable, de son consid. 5, l’arrêt 2C_137/2019 ne permettait pas de se dispenser d’examiner la question de savoir si l’Espagne connaissait le concept d’imposition de la valeur locative, en particulier sur le vu des éléments invoqués par les recourants. En effet, il ressort clairement de l’information de mars 2015 (p. 7 et 31), ainsi que de l’article paru dans la Revue internationale de droit comparé (RIDC 3-2013 p. 749), qui se réfère à l’art. 85 de la loi espagnole 35/2006 de l’Impôt sur le revenu des personnes physiques et de la modification partielle des lois des impôts sur les sociétés, des revenus des non-résidents, et du patrimoine (ci-après: Loi 35/2006), que l’Espagne connaît une imposition de la valeur locative, toutefois pas pour la résidence habituelle (art. 85 al. 1 de la Loi 35/2006). Dans l’arrêt en cause, le Tribunal fédéral n’a aucunement pris en considération ces éléments. Sur le point de savoir si une telle imposition existe en Espagne, l’arrêt attaqué est, sur le vu de ce qui précède, erroné.

Cela étant, le constat que ce pays connaît le concept d’imposition de la valeur locative ne permet pas encore de conclure à l’invalidité du recours à la méthode forfaitaire en cause. 

Le droit fédéral n’impose pas de méthode déterminée pour le calcul de la valeur locative. Il n’apparaît pas que la législation cantonale le prévoit et les recourants ne se plaignent pas d’application arbitraire du droit cantonal sur ce point. Le fait que le Tribunal fédéral ait estimé que le recours à la méthode de calcul forfaitaire prévu par l’information du 1 er février 1991 n’était pas contraire au droit fédéral pour les immeubles situés dans des pays qui ne connaissent pas l’imposition de la valeur locative n’exclut pas que cette méthode puisse aussi trouver application lorsque le pays connaît une telle imposition. Dans ce dernier cas, le recours à une telle méthode semble en particulier pertinent si la valeur locative obtenue en application des règles de l’État de situation de l’immeuble ne permet pas de respecter les exigences légales et jurisprudentielles imposées par le droit interne suisse et cantonal, notamment en matière de respect des conditions locales et de limites à respecter par rapport au loyer du marché. 

Par ailleurs, contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal administratif de première instance, il s’agit dans le cas présent d’appliquer le droit suisse en matière d’imposition de la valeur locative, en examinant au préalable une question de droit étranger. Cet examen ne porte aucunement atteinte à la souveraineté de l’Espagne et les autorités suisses ne sont pas liées par la valeur locative retenue par les autorités espagnoles.

Sur le vu de ces éléments, il s’agit donc encore dans le cas présent d’examiner si la valeur locative calculée selon les critères du droit espagnol respecte les exigences susmentionnées. Il n’appartient pas au Tribunal fédéral de statuer en tant que première instance sur ce point; cela vaut d’autant plus que les cantons disposent d’une certaine marge de manœuvre dans la fixation de la valeur locative.

Les considérants relatifs à l’ICC valent pour l’IFD, dès lors que la valeur locative calculée sur la base des dispositions cantonales a aussi été utilisée pour cet impôt.

Les considérants qui précèdent conduisent à l’admission du recours, tant en matière d’IFD que d’ICC. L’arrêt attaqué est annulé et la cause est renvoyée à la Cour de justice pour qu’elle procède au sens des considérants et rende une nouvelle décision. En particulier, il lui appartiendra d’examiner si l’application de la méthode forfaitaire selon l’information du 1 er février 1991 reste applicable en dépit de la connaissance par l’Espagne d’un concept de valeur locative. 

(Arrêt du tribunal fédéral 2C_486/2020 du 19 janvier 2021)

Me Philippe Ehrenström, LL.M. (Tax), avocat, Genève et Onnens (VD)

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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