Discrimination: le régime vaudois et fédéral de solidarité fiscale entre époux

Le litige porte sur la conformité à l’art. 8 al. 2 Cst. (interdiction de la discrimination) de l’art. 14 al. 1 de la loi vaudoise du 4 juillet 2000 sur les impôts directs cantonaux (LI; RSV 642.11) selon lequel les époux qui vivent en ménage commun répondent solidairement du montant global de l’impôt, la solidarité des époux subsistant et se prolongeant, selon la jurisprudence cantonale, après leur séparation, pour la part encore due afférent à la vie commune.

Comme le régime de la responsabilité des époux pour les dettes d’impôt cantonal et communal direct n’est pas réglé par la LHID les règles cantonales en la matière constituent du droit cantonal autonome (arrêt 2C_1098/2014 du 1er décembre 2015 in StE 2016 B 92.9 11; cf. ATF 122 I 139 consid. 4b p. 146).

La recourante (= la contribuable) se plaint de la violation de l’alinéa 2 de l’art. 8 Cst.

Selon l’art. 8 al. 2 Cst., nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique. De jurisprudence constante, une discrimination au sens de l’art. 8 al. 2 Cst. est réalisée lorsqu’une personne est juridiquement traitée de manière différente, uniquement en raison de son appartenance à un groupe déterminé historiquement ou dans la réalité sociale contemporaine mis à l’écart ou considérée comme de moindre valeur. La discrimination constitue une forme qualifiée d’inégalité de traitement de personnes dans des situations comparables, dans la mesure où elle produit sur un être humain un effet dommageable, qui doit être considéré comme un avilissement ou une exclusion, car elle se rapporte à un critère de distinction qui concerne une part essentielle de l’identité de la personne intéressée ou à laquelle il lui est difficilement possible de renoncer; dans cette mesure, la discrimination porte aussi atteinte à la dignité humaine (art. 7 Cst.)

Mais l’interdiction de la discrimination au sens du droit constitutionnel suisse ne rend pas absolument inadmissible le fait de se fonder sur un critère prohibé tels que ceux énumérés de manière non exhaustive par l’art. 8 al. 2 Cst. L’usage d’un tel critère fait naître une présomption de différenciation inadmissible qui ne peut être renversée que par une justification qualifiée : la mesure litigieuse doit poursuivre un intérêt public légitime et primordial, être nécessaire et adéquate et respecter dans l’ensemble le principe de la proportionnalité.

Il y a discrimination indirecte (également désignée : discrimination de fait, de résultat, ou au-delà de la loi), lorsqu’une réglementation qui ne contient aucune mesure apparemment désavantageuse pour des groupes spécifiquement protégés contre la discrimination déploie cependant des effets négatifs à l’égard d’un tel groupe dans ses applications concrètes, sans que cela puisse se justifier objectivement.

Eu égard à la difficulté de poser des règles générales et abstraites permettant de définir pour tous les cas l’ampleur que doit revêtir l’atteinte subie par un groupe protégé par l’art. 8 al. 2 Cst. par rapport à la majorité de la population, la reconnaissance d’une situation de discrimination ne peut résulter que d’une appréciation de l’ensemble des circonstances du cas particulier. En tout état de cause, l’atteinte doit revêtir une importance significative, le principe de l’interdiction de la discrimination indirecte ne pouvant servir qu’à corriger les effets négatifs les plus flagrants d’une réglementation étatique.

La recourante considère que le système vaudois du maintien de la solidarité fiscale après la séparation des conjoints viole l’art. 8 al. 2 Cst. parce que la majeure partie des personnes appelées en solidarité sont des femmes dont le revenu moyen est inférieur à celui des hommes en Suisse.

Dans le canton de Vaud, le régime d’imposition directe des époux ainsi que des personnes liées par un partenariat enregistré, qui sont assimilées aux époux (art. 9a al. 1, 2e phr., LI/VD), est le suivant.

Conformément à l’art. 3 al. 3 et 4 LHID, le revenu et la fortune des époux et des partenaires enregistrés vivant en ménage commun, dont l’un d’eux a la nationalité suisse ou est au bénéfice d’un permis d’établissement (art. 130 al. 2 LI/VD), s’additionnent, quel que soit le régime matrimonial. En application de l’art. 160 al. 1 et 2 LI/VD, les époux et les partenaires enregistrés qui vivent en ménage commun exercent les droits et s’acquittent des obligations qui résultent de la loi vaudoise sur les impôts directs de manière conjointe. La déclaration d’impôt doit porter les deux signatures. Lorsqu’elle n’est signée que par l’un des conjoints ou partenaires, un délai est accordé à celui qui n’a pas signé. Si le délai expire sans avoir été utilisé, la représentation contractuelle entre époux ou partenaires est supposée établie.

Conformément à l’art. 18 al. 1 et 2 LHID, les époux et partenaires enregistrés sont imposés conjointement à partir de la période fiscale au cours de laquelle le mariage respectivement le partenariat a lieu (art. 80 al. 1 LI/VD). En cas de divorce ou de séparation durable (art. 10 LI/VD), les époux et partenaires enregistrés sont imposés séparément pour l’ensemble de la période fiscale (art. 80 al. 2 LI/VD). Ils sont imposés conjointement jusqu’au jour du décès de l’un d’entre eux. Le décès entraîne la fin de l’assujettissement commun et le début de celui du conjoint ou partenaire survivant (art. 80 al. 3 LI/VD). En revanche, tant qu’ils ne vivent pas en ménage commun de façon durable et qu’ils administrent séparément leurs biens, ils sont considérés comme des contribuables distincts et font chacun leur déclaration (art. 10 LI/VD).

Les époux ainsi que les partenaires enregistrés qui vivent en ménage commun répondent solidairement du montant global de l’impôt (art. 14 al. 1 LI/VD). Selon la jurisprudence cantonale, il y a lieu de comprendre l’art. 14 al. 1 LI/VD en ce sens que la solidarité des époux subsiste et se prolonge après leur séparation, pour la part afférente à la vie commune.

Il est à noter qu’en vertu de la LIFD, le régime des époux et des partenaires enregistrés est identique à celui prévu par la LHID, que ce soit en matière d’imposition commune (art. 9 al. 1 et 1bis et 83 al. 2 LIFD), en matière d’imposition dans le temps (art. 42 al 1 et 2 LIFD) ou en matière d’obligations de procédure (art. 113 LIFD).

En revanche, dans le système prévu par l’art. 13 LIFD, après la séparation du couple (notamment par le décès), le conjoint répond jusqu’à concurrence du montant correspondant à sa part de l’impôt global, pour les créances fiscales antérieures à la séparation, sur la base du revenu commun selon la taxation entrée en force, pour tous les montants de l’impôt encore impayés.

Afin de démontrer qu’en laissant perdurer la solidarité entre époux après la séparation, l’art. 14 al. 1 LI/VD la défavorise par ses effets en tant que personne de sexe féminin, la recourante fait appel à plusieurs éléments. Elle juxtapose deux constats : il est établi, premièrement, que les revenus des femmes sont globalement moins élevés que ceux des hommes, et, deuxièmement, que la probabilité de la survenance de défaut de paiement est plus élevée chez les hommes; puis, elle tire la double conséquence, qui résulte de la simple juxtaposition de ces deux constats, qu’après la séparation du couple, les femmes constituent la majeure partie des contribuables appelés en solidarité et que la facture fiscale payée par les femmes représente au total plus du double de leur part, tandis que les hommes dans la même situation ne paient plus que la part moindre de leur épouse.

Tel qu’il est présenté, le raisonnement de la recourante ne tient pas compte de ce que les deux constats sur lesquels celle-ci fonde l’impact différencié destiné à démontrer l’existence d’une discrimination prohibée, à supposer que le premier soit établi, sont valables indépendamment de la vie commune des conjoints. En effet, les revenus d’activités lucratives des femmes restent globalement moins élevés que ceux des hommes, qu’elles fassent ménage commun avec leur conjoint ou qu’elles soient séparées, et la probabilité de défaut de paiement, si elle était avérée, resterait plus élevée chez les hommes, qu’ils fassent ménage commun avec leur conjoint ou qu’ils soient séparés.

Il s’ensuit qu’un appel en solidarité de l’épouse pendant la vie commune pour les dettes d’impôts du couple nées durant la vie commune génère exactement la même conséquence pour celle-ci que lorsque le couple est séparé : l’hypothèse que met en avant la recourante, c’est-à-dire le défaut de paiement de l’époux, implique en effet nécessairement que la capacité économique du couple faisant encore ménage commun se réduit aux seuls revenus de l’épouse, de la même manière que lorsque le couple est séparé au sens du droit cantonal. En d’autres termes, la différence de traitement dont se prévaut la recourante existe dans les mêmes termes que le couple fasse ménage commun, qu’il soit séparé ou divorcé, dans la mesure où seules les dettes fiscales nées durant la vie commune du couple sont visées. Elle découle donc non pas de la législation cantonale, dont il est vrai qu’elle est plus sévère que le système choisi par le législateur fédéral (cf. arrêt 2P.201/2005 du 13 janvier 2006), mais est une conséquence du système de l’imposition commune des époux, tel qu’il est prévu par l’art. 3 al. 3 LHID et 9 al. 1 LIFD.

Dans ces circonstances, les montants réclamés à la recourante ne procèdent pas d’une discrimination indirecte des femmes résultant de la réglementation vaudoise, mais du choix d’imposition pour lequel le législateur fédéral a opté et que le Tribunal fédéral est tenu d’appliquer en vertu de l’art. 190 Cst. Il n’est toutefois pas exclu que le Conseil fédéral élaborera prochainement un projet de réforme à ce sujet (cf. Département fédéral des finances, Réforme de l’imposition du couple et de la famille, avril 2016).

(Arrêt du tribunal fédéral 2C_723/2015 du 18 juillet 2016)

Me Philippe Ehrenström, Genève-Yverdon

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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